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W.E. Ayrton et J. Perry, pionniers de l'art cinématique (1878)

L'appareil anonyme destiné à créer des mouvements harmoniques (W.E. Ayrton et John Perry, 1878)

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Les deux électriciens britanniques W.E. Ayrton et John Perry sont bien connus des historiens spécialisés comme les premiers universitaires à avoir reconnu la faisabilité de la transmission des images par le biais de l'électricité et avoir fait des démonstrations devant un public scientifique. On connaît moins leur contribution à la définition de l'art cinétique et leur description d'un premier appareil visant à la création de mouvements harmoniques, qu'ils disent avoir construit au Japon.

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L'art du mouvement

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Les racines des courants esthétiques relevant de l'"art du mouvement" sont volontiers identifiées dans les travaux de Marey et de Muybridge, qui, par leurs techniques photographiques ont permis de décomposer de fixer, de décomposer les mouvements des animaux et des hommes, dans une optique qui se voulait plus scientifiques qu’esthétiques. Leurs travaux ont contribué à la réflexion des inventeurs des premiers appareils cinématographiques, le kinetograph d’Edison, le cinématographe des frères Lumière, l’animatograph de Robert Paul.(1)

 

Les travaux de Muybridge et Marey ont également marqué la réflexion des avant-garde picturales (les futuristes italiens, les cubistes, les constructivistes russes, Marcel Duchamp, Picabia).(2) L'expression "art cinématique" est lancée en France par Guillaume Apollinaire dans un article sur le Salon des Indépendants paru dans L'Intransigeant du 21 avril 1911 à propos du peintre cubiste Jean Metzinger et elle est reprise par Robert Delaunau en 1924 dans son essai L'art du mouvement.  

 

Dans les années 20, le plus souvent comme forme équivalente, plus légère qu"art cinématographique". On la trouve notamment chez Canudo, le père de la cinéphilie, ou chez le poète Max Jacob. 

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Dans les années 50 apparaît d’ "art cinétique", qui regroupe une tendance artistique qui s’affirme à partir de l’exposition « Le Mouvement’ organisée en 1955 par la galerie Denise René à Paris en 1955 sous l’étiquette Le Mouvement et dont les précurseurs sont Marcel Duchamp, Alexander Calder, Victor Vasarely, Robert Jacobsen, Paul Bury ou encore Jean Tinguely. L'expression "art cinétique" était cependant déjà apparue en 1920 dans le "manifeste réaliste" du peintre russe Naum Gabo et de son frère Antoine Pevsner. Gabo avait présenté un Sculpture cinétique ou Volume virtuel cinétique. Le manifeste "Système de forces dynamico-constructif" publié en 1922 par Moholy-Nagy et ses projets de théâtre total de mouvement musicaux participent de la même tendance (3).

 

La notion d'« art du mouvement » fut proposée en 1996 par l’historien de l’art et conservateur Jean-Michel Bouhours dans un ouvrage qui se proposait comme un dictionnaire des « artistes du mouvement », essentiellement des réalisateurs de cinéma, dont les œuvres figurent dans les collections du Musée national d’art moderne du Centre Georges Pompidou (4).

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La proposition d'un art du mouvement par Ayrton et Perry en 1878

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Face à l’importance et à la notoriété des travaux de Marey et de Muybridge, la contribution, exactement contemporaine,  d'Ayrton et Perry passe inaperçue et est restée sans suite immédiate. Il nous paraît néanmoins intéressant de la présenter rapidement ici car elle précède immédiatement la réflexion des deux électriciens britanniques sur la vision par l'électricité et trouve d'ailleurs, comme cette dernière, son origine dans l'intérêt qu'ils ont porté à la culture japonaise durant leur séjour à l'Université Meiji de Tokyo.

 

Pour Marey et Muybridge, il s’agissait de décomposer le mouvement par le biais de photographie, donc d’en fixer la trace et le premier résultat esthétique et industriel, dans la cinématographie dominante dès les premiers films d’Edison et des frères Lumière, est un triomphe du naturalisme. Par un curieux retour des choses, la chronotophotographie de Marey et de Muybridgre va permettre aux avant-gardes des années 1910-1920 d'émanciper la peinture de ses traditions naturalistes et ouvrir la voie à des formes figuratives nouvelles, puis à l'art abstrait.

 

Le projet esthétique d’Ayrton et de Perry est exactement inverse de celui de Marey et Muybridge : il s’agit pour eux de mettre au point un appareil qui crée des mouvements harmoniques, qui pourraient offrir à l’œil humain l’équivalent de ce que la musique offre à l’oreille. Il s'agit donc d'un projet de création de mouvement et non de traçage. En cela, le projet d'Ayrton et Perry anticipe les formes de génération d'images à partir d'appareils électriques ou informatiques qui vont se développer après la Seconde guerre mondiale.

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La conférence du 23 novembre 1878 : les documents disponibles

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La contribution des deux électriciens britanniques nous est connue par différents  textes (dont deux sont reproduits sur ce site) :

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"On doit attribuer à l'insuffisance de notre éducation que les figures mobiles produisent peu d'émotion chez les nations occidentales".

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Le point de départ de la réflexion de Ayrton et Perry est que la culture occidentale, à la différence de la culture japonaise qu'ils ont pu observer à Tokyo, ne valorise pas une esthétique du mouvement. Alors que la musique est valorisée pour créer des émotions perçues par l'oreille, il n'existe pas un art du mouvement qui viserait à créer des émotions pour l'oeil. La peinture et la sculpture ne rencontrent pas cet idéal, dans la mesure où elles ne sont pas des arts de sensation. Les deux électriciens ont par contre observé l'impression que suscitait l'art du mouvement mélodieux dans le théâtre japonais. Ils n'apportent pas de précisions sur le type de spectacles auxquels ils ont pu assister et leur connaissance des différents genres, qui nous est aujourd'hui familière, n'est pas nécessairement affinée,  d'autant  que les écrits occidentaux sur le théâtre japonais sont encore très rares en cette année 1878, qui est pourtant celle où l'Exposition universelle de Paris marque l'essor du japonisme. (3)

 

Il est intéressant de constater que Ayrton et Perry ne citent pas la danse comme "art du mouvement", un concept qui ne se développera au 20ème siècle que sous l'influence des Ballets russes. Leur constat que théâtre occidental n'inclut pas une reconnaissance du mouvement anticipe les analyses de théoriciens du théâtre de la première moitié du 20ème siècle, Meyerhold notamment, qui, sous l'influence du théâtre japonais dénoncèrent le jeu des acteurs comme un jeu d'émotion par le discours et non par la maîtrise des mouvements du corps. (4)

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E.-J. Marey, Le mouvement, Masson, 1894 avec envoir de l'auteur   (Coll. André Lange)

(1) La bibliographie sur Marey et Muybridge est abondante. Pour une introduction, voir Giusy PISANO, Archéologie du cinéma sonore, CNRS Editions, 2004,  

 

(2) Voir notamment G. VIATTE (ed.), Peinture, cinéma, peinture, Hazan, 1989 ; F. ALBERA, L'Avant-garde au cinéma, Armand Colin, 2005..

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"Le goûter" de Jean Metzinger, exposé au Salon des Indépendants de 1911, qui inspira à Guillaume Apollinaire l'expression "art cinématique".

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(3) Voir notamment Frank POPPER, Naissance de l'art cinétique, Gauthier-Villars, 1967 ; Frank POPPER, L'art cinétique, Gauthier-Villars, 1970, ; Hélène CHARBONNIER (ed.), L'oeil moteur. Art optique et cinétique, 1970-1975, Catalogue d'exposition, Les Musées de Strasbourg, 2005. Voir en particulier dans ce volume l'article d'Emmanuel GUIGON, "Les illusions de Pourville", pp.14-17

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(4) Jean-Michel BOUHOUR (dir.), L'art du  mouvement, Centre Geotges Pompidou, 1996.

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William Edward Ayrton

(3) La bibliographie de L.C. PRONKO, Theater East and West : perspectives toward a total theater, University of California Press, 1967 ne recense qu'un seul article paru avant 1878.: Georges BOUSQUET, "Le théâtre au Japon", in La Revue des Deux Mondes, 15 Août 1874, pp.721-760. Bousquet est plus attentif aux aspects sociologiques de la pratique théâtrale, aux scénarios et au réalisme du théâtre kabuki qu'au hiératisme du no. Il n'a pas cette perception d'une esthétique du mouvement valorisée par Ayrton et Perry.

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(4) Sur Meyerhold et le théâtre japonais, voir notamment V. MEYERHOLD, Écrits sur le théâtre, traduction, préface et notes de B. Picon-Vallin, L'Âge d'Homme, , t. I, éd. rev. et aug., 2001, p. 123, et t. II, 1975, p. 48 C.O  KIEBUZINSKA, Revolutionaries in the theater : Meyerhold, Brecht, and Witkiewicz, UMI Research Press, 1988, p.64-66

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Le théâtre Nôgaku (Source : Unesco)

Ayrton et Perry appellent de leurs voeux un art qui créerait l'émotion à partir du mouvement, art qu'ils désignent sous l'expression kinematical art, forgé à partir de kinematic et que, dans la version française duu compte-rendu d ela conférence Draguenet traduit en "art cinématique". Le terme anglais kinematics a été emprunté à la langue française. Ampère avait proposé cinématique en 1836 dans son Essai sur la Philosophie des Sciences, pour désigner la science du mouvement, en le formant sur la racine grecque κίνημα « mouvement (5). Kinematics avait notamment été popularisé en Angleterre par le Treatise on natural philosophy de Sir William Thompson et  Peter Guthrie Tait (1ère édition 1867, deuxième édtion 1879) (6).  L'expression anticipe  donc les termes mêmes qu'utilisera Apollinaire à propos de la peinture cubiste en 1911. Ayrton et Perry, en précurseurs, ont conscience que leur proposition ne pourra être reçue d'emblée :. constatant que même la compréhension de la musique, bien que celle-ci soit l'art le plus valorisé, reste limitée, ils imaginent que l'éducation à la perception de l'émotion par le mouvement prendra du temps, d'autant que la construction d'appareils permettant la modification des couleurs, du mouvement ou la taille des corps en mouvement est complexe et onéreuse.

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(5) A.M. AMPÈRE, Essai sur la Philosophie des Sciences, 1re part., Bachelier, 1834, p. 52  Dans le même ouvrage, Ampère introduit le terme cybernétique

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(6) Sir William THOMPSON, Peter Guthrie TAIT, Treatise on natural philosophy., Vol. I, Clarendon press, 1867. p.vi. "We adopted the proposition of Ampere, and use the term Kinematics for the purely geometrical science of motion in the abstract".

Créer le mouvement harmonique plutôt qu'enregistrer le mouvement réel

 

L'inscription du mouvement est la grande affaire de cette période, grâce à la "méthode graphique". La méthode graphique consiste à enregistrer, au moyen d'un style qui trace une courbe sur un cylindre tournant recouvert d'une feuille de papier enduite de noir de fumée, ou sur toute autre surface, les variations de volume, de longueur, de pression ou de vitesse, d'un organe ou d'un objet en mouvement (7). Il est possible que lorsqu'ils écrivent leur texte, Ayrton et Perry ont déjà connaissance des premiers travaux de Janssens, de Marey et de Muybridge sur l'enregistrement par photographie du mouvement. Ayrton, déjà enseignant à l'Imperial College of Engineering à Tokyo,  a-t-il entendu parler des photographies du transit de Vénus, réalisées à Nagasaki le 9 décembre 1874 par  Jules Janssen ? Connaissent-il les premières publications de Marey sur l'étude des mouvements chez les animaux, notamment l'article "Apparatus for registering animal movements" paru dans Nature le 6 juillet 1876 ?  Le numéro de Scientific American du 19 octobre 1878, à peine un mois plus tôt, portant en couverture le cheval Océan photographié par Muybridge est-il déjà arrivé sur leur bureau ? Peu importe. Leur modèle, à ce moment, n'est pas l'appareil photographique, mais les appareils de dessins de courbes harmoniques qui se sont multipliés depuis la première moitié du 19ème sièle. Il s'agit de créer, d'engendrer, du mouvement, non de l'enregistrer.

 

La conception d'appareils permettant de tracer des courbes harmoniques à partir de mouvements pendulaires s'est multipliée :à la suite du pendule de Blackburn (1844) et les démonstrations de ce type d'appareils sont très en vogue dans l'Angleterre victorienne (8). Ayrton et Perry citent  le diapason de Lissajous (1857), prismes vibratoires de Yeates, le kalediophone de Wheatstone (1827), l'harmonograhe de Donkin (1873), l'harmonographe de Tisley et Spiller (1875), le tout récent diapason électrique de Hopkins (1878).

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(8) Sur ces appareils, voir notamment J. Gold et al. , Harmonic Vibrations And Vibration Figures, Newton, 1884 : Robert J. Whitaker, "Harmonographs. I. Pendulum design", AJP, 69, 162 (2001), "Harmonographs. II. Circular design", AJP, 2000 ; Anthony Ashton, Harmonograph - A Visual Guide to the Mathematics of Music, Walker and Company, 2003. 

Michael Matthews, Colin F. Gauld, Arthur Stinner, The Pendulum: Scientific, Historical, Philosophical and Educational Perspectives, Springer, 2006. Voir également Giusy PISANO, Archéologie du cinéma sonore, CNRS Editions, 2004, pp.87-100.

 

 

Couverture du Scientific American, 19 October 1878

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Pendule de Blackburn 

Diapason de Lissajous

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Kalediophone de Wheatstone

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Harmonographe de Tisley

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(7) Laurent MANNONI, L’Enregistrement du mouvement du XIXe siècle : les méthodes graphiques et chronophotographiques, thèse de doctorat, Université Paris III, 2003

Harmonigraphe de Donkin

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Diapason électrique de Hopkins

Ayrton et Perry reconnaissent la beauté de ces instruments, mais ils constatent qu'ils ne sont pas conçus pour produire des émotions et qu'ils sont de nature trop élémentaire. Leurs effets ne permettent pas les multiples combinaisons rendus possibles, dans le domaine de l'acoustique, par les instruments de musique. Un instrument beaucoup plus complexe est nécessaire pour rendre les différentes qualités de l'émotion : allégresse et dépression, rapidité, intensité, variété et forme.

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Durant leur séjour à l'Imperial College of Engineering de Tokyo, Ayrton et Perry, avec l'aide de leur assistant M. Kawaguchi ont construit un appareil qu'ils n'ont pu amener à Londres, mais dont des graphiques et des photographies sont montrées pendant la conférence. L'article publié en janvier 1879 fournit une description détaillée de cet appareil complexe, qui (mis à part l'éclairage) n'a rien d'électrique et est au contraire purement mécanique. Nous nous contenterons ici de la description brève qui en est donnée dans le compte-rendu de la conférence.

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Une planche illustre les dessins obtenus avec l'appareil.

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Lors de la conférence de présentation, Ayrton indique qu'il a l'intention avec son collègue de poursuivre les recherches entamées à Tokyo et de produire de nouveaux appareils encore plus complexes. Il indique également clairement que l'objectif n'est pas scientifique mais bien  de produire des spectacles.

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Le chromotrope est une espéce de kalédioscope (Photo : Science Museum Group)

Chromotrope

Ces spectacles à créer, Ayrton et Perry ne les imaginent pas pour un public restreint mais envisganet de les rendre accessibles au grand public en les projetant sur les nuages !  Ils ne sont pas les premiers à formuler l'idée de la projection vers les nuages. L'écrivain français Villiers de l'Isle Adam avait déjà formulé cette idée dans une nouvelle d'anticipation; "L'invention de M. Graves", parue en 1874. Mais ils sont probablement les premiers scientifiques à considérer sérieusement l'hypothèse. Celle-ci va encore faire l'objet de spéculations littéraires et va commencer à se définir dans les années 1880. avant de faire l'objet d'expérimentations et de démonstrations dans les années 1892-1894.

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Le faible impact d'un texte visionnaire

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Il serait inexact d'écrire que cette contribution d'Ayrton et Perry a eu une grande importance dans l'histoire de l'audiovisuel. Le compte-rendu de la conférence de novembre 1878 indique des réactions du public plus polies que passionnées. Elle amène Ayrton a faire une remarque sur les effets visuels que la musique semble créer chez certains auditeurs (vision de couleurs, de paysages,...). Cette considération sera intégrée dans le texte final de janvier 1879 et lui vaudra d'être cité dans quelques études sur la question de la synesthésie, alors que l'équivalence de la musique et de la vision n'est qu'un propos secondaire de leur contribution (9).

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Ce qui constitue l'essentiel de la réflexion des deux auteurs, la possibilité d'engendrer des mouvements harmoniques ne sera pas intégrés dans les études postérieures consacrées aux pendules et aux harmonographes. Ce n'est que tout récemment qu'un chercheur britannique cite, mais sans s'y attarder, l'article d'Ayron et Perry, à côté de travaux historiques récents (Ashton, Whitaker) dans une thèse sur les formes harmoniques engendrées (10).

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Ce qui a dû être la réticence la plus commune au sein du public victorien à la proposition d'Ayrton et Perry est formulé assez nettement par l'auteur anonyme de la recension de la conférence dans The Popular science review : celui-ci indique que, dans la discussion il a été remarqué que les deux électriciens n'ont pas été convaincants sur le fait que des formes harmoniques pouvaient susciter l'émotion. Celles-ci peuvent susciter une satisfaction intellectuelle par leur beauté mathématique, mais cela ne signifie pas qu'elles peuvent créer une émotion au même titre que les formes musicales.

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(9) Le psychologue et parapsychologue Edmond Gurney  critique l'article dans son ouvrage The Power of Sound, Smith, Elder, 1880, p. 173. Voir également  Adrian Bernard Leopold KLEINAdrian CORNWELL-CLYNE, Colour-music: The Art of Light, Lockwood, 1926

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Il s'agit là évidemment d'une critique conservatrice qui présuppose que l'audition et l'appréciation des oeuvres musicales correspond à des émotions naturelles, alors que toute la réflexion esthétique moderne, au moins depuis Beethoven, explicite que la création musicale est un travail sur les formes avant d'être un travail sur les émotions et les sentiments. De ce point de vue, Ayrton et Perry avaient mieux posé le problème en évoquant la formation à la perception esthétique, En proposant une esthétique visuelle conçue à partir de formes abstraites, parce qu'engendrées mécaniquement et non figuratives, les deux électriciens ont au moins trente ans d'avance sur la critique du naturalisme de l'image qu'impose la photographie et que va renforcer le cinéma des premières années.

 

Le seul article qui semble avoir pris, un instant, la contribution de Ayrton et Perry pour ce quelle est, à savoir une proposition esthétique nouvelle, est paru dans le journal bruxellois L'Europe politique, économique et financière.  Cet article n'hésite pas à titrer, en première page du journal "Un art nouveau", avec un syntagme qui anticipe de quinze ans celui que lancera en 1895 Siegfried Bing (11).Ce journal, lancé par l'éditeur Emile Francq, n'a connu qu'un existence éphémère (1879-1881), mais comptait parmi ses collaborateurs un des plus important écrivain et critique d'art de la Bruxelles d'alors, Camille Lemonnier, qui y fait publier en feuilleton son roman Un mâle. Dans ce même numéro du 26 mars 1880, Lemonnier publie une critique, non signée, du Nana de Zola, prenant la défense du naturalisme. Lemonnier est-il l'auteur de l'article consacré à la proposition 'Ayrton et Perry ? Nous ne pouvons l'affirmer. Toujours est-il que l'auteur de l'article a bien compris l'ambition et l'originalité de la proposition des deux scientifiques, trouve leur argument raisonné, connaît Lissajous et Helmholtz,, propose le néologisme d'opticarios, mais ne manque pas de se moquer gentiment : "Et je doute fort que MM. Ayrton et Perry, malgré toute leur bonne volonté et leur orgueil de père, soient arrivés à ressentir des émotions artistiques bien intenses en faisant danser leur glace".

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L'auteur de l'article "L'art nouveau" a bien perçu que la proposition d'Ayrton et Perry  relevait d'un projet de scientifisation de l'art. En cela, leur démarche n'est pas unique dans cette deuxième moitié du 19ème siècle et s'inscrit dans un mouvement plus général qu'a bien décrit l'historien de l'art Pascal Rousseau et que l'on retrouve chez le poète inventeur Charles Cros ou chez les théoriciens de la couleur (Michel Eugène Chevreul, Amédée Rouget de Lisle, William Nicati,...). La question du plaisir esthétique suscité par des formes géométriques simples sera posée en 1906 par le psychologue polonais Jacob Segal dont l'étude expérimentale tend à montrer que l'éducation à la réception peut créer un sentiment de beauté qui n'existait lors des premiers visionnements (13)

 

Un projet abandonné, mais un document significatif de l'"episteme cinématique"

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Il n'est guère étonnant que la proposition des deux électriciens, marqués par une confrontation intime avec la culture japonaise que ne partageait pas leur auditoire, n'ait pu être entendue. Revenus à Londres, ils n'ont visiblement pas trouvé le temps ni les moyens pour continuer le travail initié à Tokyo et ils vont passer à un sujet bien plus important dans la société industrielle, l'électricité comme force motrice, qui va leur donner notoriété internationale indiscutable. Cependant, ils vont encore s'intéresser pendant deux ans aux questions visuelles, en étant parmi les premiers en Angleterre à s'intéresser aux possibilités de transmission des images par l'électricité. Dans ce domaine aussi leur réflexion va être marquée par leurs observations des acquis de la culture japonaise, en l'occurrence le phénomène des miroirs magiques. Il est probable que leur réflexion sur la génération de mouvements harmoniques les aura aidés à s'aventurer dans cette question nouvelle où l'image, à la différence de la peinture ou de la photographie, n'est pas pensée comme trace mais comme ensemble abstrait de points et de lignes.

 

Etant les premiers électriciens universitaires à admettre l'hypothèse de la vision à distance par l'électricité (avant Th. du Moncel en France, très attentif à leurs travaux dans ce domaine), ils ouvrent la voie à d'autres (Bidwell, Atkinson et ce rejeton français de l'école anglaise, Lazare Weiller, lui aussi fasciné par les courbes de Lissajous). Comme le signale Ian Christie, Robert Paul, qui travailla sur son projet de kinetoscope à partir de 1894, fut l'élève de Ayrton et Perry à leur retour du Japon. Ayrton fur le mentor de Paul au Finsbury Technical College et Paul fut son assistant et fabriquait les appareils conçus et dessinés par son professeur. (14). 

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En définitive,  la contribution d'Ayrton et Perry de 1878, qui aurait pu passer pour anecdotique parce qua sans héritage immédiat, trouve son importance pour notre regard rétrospectif marqué les études sur l'archéologie du cinéma et le tournant numérique, qui nous ont appris, comme l'écrit André Gaudreault à considérer que le paradigme photographique n'était pas le nec plus ultra ni même le sine qua non de la "cinémacité".(15) Il est temps de reconnaître que leur proposition sur la musique des couleurs et des mouvements visibles est une contribution avancée des recherches sur l'image en mouvement et qu'elle constitue un document significatif de  ce que François Alebra appelle l'episteme cinématique.(16) 

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André Lange

5 juin 2020 / Révision 6 juin 2020

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Schéma de l'appareil de transmission des images de Ayrton et Perry (tel que publié PERRY J., "Seeing by Electricity", Extrait de "The Future  Development of Electrical Appliances", Journal of the Society of Arts, vol. XXIX, n.1482, 15 April 1881

(14) Ian CHRISTIE, Robert Paul and the Origins of British Cinema, University of Chicago Press, 2019, p.162

 

(15) André GAUDREAULT "The Culture Broth and the Froth of Culture of So-called Early Cinema", in André GAULDREAULT, Nicolas DULAC and Santiago HIDALGO, A Companion to Early Cinema, Wiley-Blackwell, 2012., p.24

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(16) François ALBERA, "First Discourses on Film and the Construction of a "Cinematic Episteme", in André GAULDREAULT, Nicolas DULAC and Santiago HIDALGO, A Companion to Early Cinema, Wiley-Blackwell, 2012, p.121

(12) Pascal ROUSSEAU, "Folklore planétaire. Le sujet cybernétique dans l'art optique des années 1960", in H. CHARBONNIER, op.cit., pp. 142-145. 

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(13) Jacob SEGAL, "Beitrage zur experimentale Aesthetik", Archiv fur die gesamte Psychologie, vol VII, 1-2, 1906, pp. 53-124. Recension par J. ROGUES DE FURSAC, Journal de psychologie normale et pathologique, 1906, pp. 274-376.

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