Deux textes de Paul Valéry (1871-1945)
sur les oeuvres d'art et les techniques de transmission
Les deux textes qui suivent de Paul Valéry sont parmi les premiers que j'avais repris dans la première édition de ce site, à la fin du siècle dernier. Je ne sais plus trop comment j'en avais pris connaissance, mais j'avais été frappé par la convergence entre le thème de la "conquête de l'ubiquité" développé par Paul Valéry et le texte d'Adriano de Paiva - que l'écrivain ne connaissait probablement pas - qui, à la fin de "La télescope iélectrique" (1878) affirmait qu'avec la rencontre du téléphone et du télectroscope (c'est à dire de la télévision) "L'ubiquité ne sera plus une utopie, elle sera une réalité parfaite".
Paul Valéry est, avec le poète et essayste Paul Dermée, l'un des rares intellectuels français de l'entre-deux-guerre qui se soit intéressé à la télévision en gestation. Cet intérêt s'inscrit dans l'attention que l'écrivain a toujours porté aux sciences. Comme l'écrit un de ses biographes, Benoît Peeters, "Valéry est l'un des crares intellectuels a ne pas s'être résigné à voir la science devenir la face obscure de son savoir. Mais ses connaissances effectives, si elles étaient suffisantes pour impressionner dans les salons, restaient trop superficielles pour abuser les spécialistes".
Valéry, comme l'a bien analysé Valerie J. Blevins, est aussi un des premiers écrivains qui utilisé la radio comme moyen de communication avec le public. Son discours de réception à l'Académie française en juin 1927 a été sa première intervention diffusée. Si l'écriavain, comme nombre de ses confrères, a manifesté une certaine inquiétude face au dévekoppement du nouveau média, il ne l'a pas ignoré et a su en user à son profit. "Valéry, pour sa part, écrit Valérie Blevins, ne rechigne pas à laisser s'épanoiuir sa célébrité par la radio, participant à des radio-dialogues et se faisant interviewer souvent. En effet, les ondes permettent à Valéry de continuer, à une autre échelle, une stratégie qu'il a toujours su exécuter avec brio : celle de savoir augmenter sa visibilité parmi le grand public sans rien sacrifier à la qualité de son oeuvre".
Aussi n'est-il pas surprenant de le voir de le découvrir comme hôte, en avril 1935, au sein du Centre universitaire méditerranéen de Nice, qu'il présidait, de la réunion du Comité d'étude pour les problèmes de la télévision, un événément international organisé par le Centre international du Cinéma éducatif, un organisme de la Société des Nations.
Pour en comprendre la portée, il est important de resituer les deux textes de Valéry dans leur contexe. Ils ne sont pas à proprement parler des textes sur la télévision, mais des textes évoquant la télévision dans le cadre d'une réflexion sur les relatyions des Arts avec les technologies de reproduction.
Une publication de promotion de l'électrophone de Thomson-Houston
Paul VALERY, "La conquête de l'ubiquité",
in De la musique avant toute chose..., Editions du Tambourinaire, Paris, 1929.
Le texte "La conquête de l'ubiquité" a été publié en décembre 1929, et non 1928 comme le rapporte par erreur Jean Hytier, l'éditeur des Oeuvres de Paul Valéry dans la Pléiade. Le texte est en effet le texte d'ouverture de l'opsucule De la musique avant toute chose... édité en 1929 par les Editions du Tambourinaire et dont la parutrion est mentionnée dans différents journaux au mois de décembre de cette année là.
Cette différence de date n'est pas sans importance. 1929 a été, comme le montre Jane Blevins, l'année où les écrivains ont commencé à se rapprocher de la radio. En 1929, la télévision n'est pas encore une réalité sociale en France, mais elle l'est déjà en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis et le bélinographe est déjà accessible au public, qui permet la transmission d'images fixes. Cetet année là, l'arrivée de la télévision est sur toutes les lèvres et le nombre d'article que lui consacre la presse française a doublé en deux ans. C'est aussi l'année du véritable démarrage des recherches sur la télévision en France : l'Association de la promition de la télévion a été créée en mai, avec Edouard Belin comme présient (Le Matin, 2 juin 1929), la CDC rompt avec John L. Baird en juillet et crée une société pour le déceloppement de la télévision.
Le recueil De la musique avant toute chose..., qui invoque le premier vers de "L'art poétique" de Paul Verlaine, est en fait une publication promotionnelle du constructeur électronique Thomson-Houston, qui exploite en France les brevets de la société états-unienne Thomson Houston, filiale de la General Electric. L'entreprise vient de lancer une "machine parlante" (terme utiilisé à l'époque pour désigner les tourne-disques) de haut de gamme, l'Electrophone. Pour installer la légitimité du nouvel appareil, et le distinguer des "pick-ups", Thomson Houston a constitué un prestigieux comité d'experts musicaux, qui inclut notamment les compositeurs Reynaldo Hahn, Arthur Honeger, Gabriel Pierné, Maurice Ravel, le compositeur et critique musical Emile Vuillermoz. Il s'agit de la toute première phase de lancement de l'appareil, la campagne de présentation et de publicité commençant réellement durant l'année 1930.
Le projet a probablement été fixé le 16 mai 1929, jour où Valéry note avoir rencontré "divers compositeurs de musique et un dessinateur à mots cruels".
Le texte de Paul Valéry tient lieu d'introduction au recueil. Il s'agit d'un essai sur l'impact des techniques de transmission sur le statut et la circulation des oeuvres d'art, qui, grâce à ces techniques, atteignent à l'ubiquité. L'ubiquité envisagée par Valéry n'est donc pas la même que celle évoquée par de Paiva, qui concernait était celle qu'obtiendrait l'observateur grâce à ces sortes de prothèses sensorielles que sont le téléphone et la télévion à venir.
" (...) Ni la matière, ni l'espace le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art.
Sans doute ce ne seront d'abord que la reproduction et la transmission des oeuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, - ou plus exactement, le système d'excitations, - que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les oeuvres acquerront une sorte d'ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu'un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l'on voudra. Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi seront-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s'évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce n'est asservis, à recevoir chez nous l'énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d'y obtenir ou d'y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d'une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile".
Valéry évoque surtout la circulation des oeuvres musicales, et donc implictement la radio, mais prend également en considération la transmission des "phénomènes visibles". Les moyens de transmission alimenteront le public d'"images visuelles ounauditives".
"Nous sommes encore assez loin d'avoir apprivoisé à ce degré les phénomènes visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. Un soleil qui se couche sur le PAcifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre, aussi fortement et tromeusement que nous y recevons une symphonie. Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir quelque chose de ce qui est au fond de la mer".
Valéry ne nomme pas explicitement la télévision, pas plus que le phonographe ou la radio, mais c'est évidemment à elle qu'il pense.
Un extrait de "La Conquête de l'ubiquité" figure en exergue du célèbre texte du philosophe allemand Walter Benjamin "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", en tout cas dans sa deuxième version française (1) On sait que la genèse de ce etxte est complexe et qu'il en existe au moins cinq versions, trois en allemand et deux en français. La citation en exergue cite la reprise de "La conquête de l'ubiquité" dans sa reprise dans le recueil Pièces sur l'Art (1934). Mais, il n'est pas impossible que Walter Benjamin ait eu connaissance de la version originale. Il était en effet à Paris en décembre 1929 et selon J.-M. Monnoyer, éditeur des Ecrits français du philosophe, la première mention du thème de la reproduction peut se lire dans le Journal parisien que Benjamin tient au début de l'annéev 1930. Il note, le 4 février, une discussion avec Adrienne Monnier sur le sujet. Or la libraire de la rue de l'Odéon était une proche et une des éditrices de Paul Valéry.
Quoi qu'il en soit, Thomson-Houston reprendra le verlainien "De la musique avant toute chose..." dans ses publicité pour l'Electrophone : on retrouve le vers, devenu slogan publicitaire notamment dans Le Figaro illustré, Fémina, Vogue
Paul VALERY, "Notion générale de l'art", in La Nouvelle Revue française, Gallimard, Paris, 1er novembre 1935.
Reproduit dans Paul VALERY, Oeuvres, Tome I, Collection "La Pléiade", Gallimard, Paris, 1957, pp. 1412-1415.
Dans ce texte, Valéry revient sur le thème de l'impact du développement technologique sur le statut de l'art. Sa connaissance de l'état des recherches sur "l'oscillographique cathodique" paraît évidente :
"Déjà les inventions de la Photographie et du Cinématographe transforment notre notion des arts plastiques. Il n'est pas du tout impossible que l'analyse très subtile des sensations que certains modes d'observation ou d'enregistrement (comme l'Oscillographie cathodique) font prévoir, conduise à imaginer des procédés d'action sur les sens, auprès desquels la musique elle-même, même celle des "ondes" paraîtra compliquée dans son machinisme et surannée dans ses desseins. Entre le "photon" et la "cellule nerveuse", peuvent s'établir des rapports très surprenants."
En conclusion, cependant, Valéry laisse percer sa méfiance et ses inquiétudes :
"Toutefois divers indices peuvent faire craindre que l'accroissement d'intensité et de précision, et l'état de désordre permanent dans les perceptions et les esprits qu'engendrent les puissantes nouveautés qui ont transformé la vie de l'homme, ne rendent sa sensibilité de plus en plus obtuse et son intelligence moins déliée qu'elle ne fut. "
Paul Valéry et la réunion internationale de Nice sur la télévision
Outre les deux textes repris ici, il serait intéressant d'un retrouver un trisième : celui de son discours d'ouverture à la réunion internationale du Comité d'études pour les questions de la télévision organisé par le Centre international du Cinéma éducatif, un organisme de la Société des Nations et qui s'est tenu du 4 au 6 avril 1935 au Centre universitaire méditerranéen de Nice, que présidait Valéry. Ce colloque était présidé par Louis Lumière. Parmi les participants figuraient John Logie Baird, René Barthélemy, des représentants de l'industrie et de l'Union internationale de Radiodiffusion.

Le Crapouillot, 1er avril 1930


Les logos de la Thomson-Houston
(Source : DOCSTF)

ALBAN, Jeune femme et Electrophone Thomson-Houston in De la musique avant toute chose...

La Cinémathèque française, 20 avril 1929

Excelsior, 1er juin 1930

Le Figaro illustré, 1er février 1932

Fantasio, 15 décembre 1934
(1) Walter BENJAMIN "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, in Essais II 1935-1940, Collection "Médiations", Editions Denoël, 1983.
Programme de la réunion du Comité d'études pour les questions relatives à la télévision (Centre universitaire méitérannéen, Nice 4-6 avril 1935)
Source : Direction des musées de Nice-CUM
Le Figaro, 5 avril 1895