Hollywood découvre la télévision
1. D.W. Griffith et C.F. Jenkins
Avertissement. La page qui suit reprend un texte qui date de décembre 2000 et que j'avais publié sur la première édition de ce site. J'esquissais la nécessité de recherches sur les rapports entre cinéma et télévision aux Etats-Unis avant la Seconde guerre mondiale et en particulier je proposais d'identifier les films relatifs à la télévision. Le plus ancien que j'avais identifié à l'époque était The Mystery of Leaping Fish (1916) de John Emerson
Ce dernier projet a été largement rempli par Doron Galili dans sa thèse de doctorat, son livre Seeing by Electricity (2020), et dans la base de données Television in the Cinema Before 1939 ,publiée en 2016 dans The Journal of E-Media Studies.(avec une introduction de Kosraeski), à présent accessible, dans une version plus complète sur le site Television in the Cinema Before 1939. Cette base ne se limite d'ailleurs pas aux films produits aux Etats-Unis, mais commence avec le film de George Méliès La photographie électrique à distance / Long Distance Wireless Photography qui a été distribué aux Etats-Unis en 1908.
Les relevés de Doron Galili sont beaucoup plus complets que celui que j'avais esquissé à la fin du siècle dernier, à une époque où la distribution en ligne ne permettait pas encore un accès aux films, anciens ou récents ni aux archives de presse ou aux catalogues de cinémathèques. J'avais donc raté dix films, américains ou européens, antérieurs au The Mystery of Leaping Fish dans lequel apparaissent des préfigurations de télévision.
Par ailleurs, mon hypothèse sur le fait que Griffith était probablement informé par Jenkins de l'arrivée de la télévision avait quelque chose de romanesque. La niographie de Jenkins par Donald G. Godfrey, parue en 2014, ne mentionne pas le réalisateur. Par ailleurs, en 1916, aux Etats-Unis, l'arrivée prochaine de la télévision était déjà un lieu commun. popularisé notamment par les publications de H.W. Secor et Hugo Gernsback.
Appareil de vision à distance dans Mystery of Leaping Fish de John Emerson (US, 1916)
Le schéma de télévision de A.A. Campbell-Swinton in SECOR, H.W., "Television or the Projection of Pictures over a Wire", Electrical Experimenter, 3, n°4, August 1915
Le 30 avril 1939 commença le service régulier de télévision de RCA, utilisant la technologie du tube cathodique généralement attribuée au Russe émigré Vladimir Kosmo Zworykin. Le lancement fut honoré par une intervention du Président Franklin D. Roosevelt. L’histo- riographie des relations entre l’industrie cinématographique américaine et la télévision commence généralement par l’analyse de la récession qui frappe Hollywood après la Seconde Guerre mondiale (1).
Mais quelle connaissance de la télévision le monde du cinéma américain avait-il avant cette date historique ? Il paraît nécessaire d’essayer de reconstituer la découverte progressive de la télévision par Hollywood. Une première investigation - qui reste largement à préciser - permet de découvrir que, parmi les observateurs attentifs aux recherches sur la télévision, on trouve trois des plus grands noms du Hollywood du cinéma muet : David W. Grifffith, Douglas Fairbanks et Mary Pickford.
La première représentation de la télévision au cinéma : The Mystery of Leaping Fish (1916) de John Emerson
Il peut paraître étrange d’inscrire en tête d’une liste des réalisateurs de cinéma intéressants pour l’histoire de la télévision celui de David W. Griffith, généralement associé à la période héroïque du cinéma muet et aux origines du récit cinématographique. Sans prétendre être un spécialiste de Griffith et n’ayant qu’une connaissance très partielle de l'abondante littérature existante sur Griffith, il me paraît intéressant d’attirer l’attention des chercheurs spécialisés sur une hypothèse de travail concernant l’intérêt que Griffith devait porter aux travaux des pionniers de la télévision et en particulier ceux de Charles Francis Jenkins.
Depuis plusieurs années je pensais que le Metropolis (1926) de Fritz Lang offrait la première représentation cinématographique de la télévision. Après avoir récemment visionné The Mystery of Leaping Fish (1916) de John Emerson, je propose - en attente de propositions alternatives - de considérer ce film comme le premier évoquant l’arrivée prochaine de la télévision.(2)
The Mystery of Leaping Fish (Le mystère des poissons volants) est devenu un film culte, pour son caractère atypique, et, en particulier pour la manière burlesque dont il traite du problème de la cocaïne. Le film a été produit par la Triangle, la société de D.W. Griffith, la même année que Intolerance. D.W. Griffith en a supervisé le scénario, dont il est généralement admis qu’il a été écrit par Tod Browning. Une première version a été réalisée par William Christy Cabanné, qui ne donna pas satisfaction. John Emerson refit l’ensemble du film, avec l’assistance de Tod Browning et celle d’Anita Loos qui écrivit les didascalies.
Le film, qui s’apparente plus par son côté burlesque aux films de Mack Sennett qu’à ceux, souvent tragiques, de Griffith, présente une des aventures du détective Coke Ennyday (interprété par Dauglas Fairbanks alors au tout début de sa carrière), personnage parodique de Scherlock Holmes, dont les journées sont rythmées par quatre activités : " Sleep, Eat, Drink, Dope ". Coke Ennyday est chargé d’enquêter par le directeur des services secrets Keenes sur la vie d’un milliardaire. Au bord d’une plage il fait la connaissance de Little Fish Blower, la loueuse de bouée en forme poissons volants.
Tout au début du film, nous voyons Coke Ennyday dans son bureau en pleine activité de consommation de cocaïne. Lorsque le directeur des services secrets se fait annoncer, sa carte de visite est transmise par un squelette. Coke l’examine au microscope puis allume et connecte un mystérieux appareil - composé d’un tableau de bord semblable à celui des récepteurs de TSF et d’un écran caché par de petits volets - qui lui permet d’identifier le visiteur qui attend derrière la porte. Il s’agit bien là d’une préfiguration de la télévision, ou, plus exactement, de la caméra de télésurveillance. Le thème de la télévision utilisée à des fins de surveillance n’est pas nouveau, puisqu’on le trouve déjà - à propos du téléphonoscope, dans le roman Le Vingtième siècle (1882) d’Albert Robida et on le retrouvera dans Metropolis.
Charles Francis Jenkins et la Radio Vision
Il est probable que la scène ait été inspirée à Griffith et ses collaborateurs par les recherches de Jenkins sur la "Radio Vision". Sans que nous puissions pour l’instant avancer une preuve documentaire, il semblerait étonnant que Jenkins et .Griffith ne se soient jamais rencontrés: Jenkins était déjà connu comme l’un des pionniers de l’invention du cinéma, puisqu’il avait obtenu son premier brevet en 1895 pour la mise au point d’un appareil de projection, le Phantascope, dont il fut malheureusement dépossédé par son financier. Le Phantascope fut par la suite commercialisé par la suite sous le nom de " Vitascope d’Edison ".(3).
En juillet 1916, l’année de la réalisation du Mystery, C. Francis Jenkins fonda la Society of Motion Picture Engineers (qui devenait devenir en 1950 le SMPTE lorsque la société élargi ses activités à la télévision) dont l’objectif était " the advancement in the theory and practice of motion picture engineering and the allied arts ans sciences, the standardization of mechanisms and practices therein " (4). Jenkins était donc incontestablement une des figures marquantes d’Hollywood et on imagine mal qu’il n’ait pas été en contact direct avec Griffith.
Jenkins est surtout connu dans l’histoire de la télévision pour avoir été le premier a réussir, dès avril 1923 en privé, à partir de juin 1925 en public, à transmettre des images fixes par voie hertzienne.(5) Le premier brevet qu’il ait obtenu en matière de télévision date de 1922, mais son intérêt pour la question est bien antérieur, puisqu’il dès 1894 il avait publié un article analysant l’hypothèse de la transmission électrique des images et qu’il avait demandé un brevet en février 1908 pour un système appelé le " Telautograph "(6).
On peut prendre comme hypothèse que Jenkins a eu l’occasion de discuter avec Griffith - ou l’un de ses collaborateurs - de ses projets et que l’appareil fantaisiste que nous voyons dans le Mystery est une préfiguration du système de Radio Vision que Jenkins allait mettre au point sept ans plus tard.
Jenkins avait une conscience très claire de ce que la Radio Vision allait révolutionner l’industrie du divertissement, comme l’atteste un article "Home Radio Movies" qu’il adressa en 1926 à la société des radio-amateurs néerlandais et qui a été récemment mis à jour sur le site Radiomuseum d’un collectionneur hollandais
.
Quoiqu’il en soit, il est clair que Griffith s’intéressait aux développements technologiques. Le New York Times du 4 février 1929 rapporte que la General Electric Company a réussi pour la première fois à transmettre simultanément des studios de Schenectady vers Los Angeles l’image et la voix d’une personne, qui n’était autre que celle du réalisateur de Birth of a Nation. La voix a été transmise pendant quinze minutes sans problèmes, mais la transmission de l’image ne dura que quelques minutes. Un témoin nota que pendant les premières minutes, "les yeux, le nez et la bouche de M. Griffith étaient clairement identifiables"(7). Griffith conclut cette allocution en évoquant les miracles récents de la communication : le cinéma, la radio, le cinéma parlant et le "dernier miracle des miracles, la télévision, qui doit rendre chacun reconnaissant de vivre dans cet époque glorieuse et ce grand pays glorieux".(8)
Birth of a Nation ouvre la diffusion d’oeuvres cinématographiques de la BBC après la Seconde Guerre mondiale
Notons enfin que Birth of a Nation fut le premier film diffusé, le 4 avril 1947, par la BBC lors de sa reprise des émissions de télévision après la Seconde Guerre mondiale et quelques mois avant la mort du réalisateur. On imagine mal que cette diffusion se soit faite sans l’accord du réalisateur. La longueur du film avait été réduite à 60 minutes. la partition originale composée et arrangée par Joseph Carl Breil avait aimablement été cédée par le Museum of Modern Art de New York et jouée en studio par Louis Voss et son orchestre. Cette diffusion est d’autant plus exceptionnelle que les producteurs et distributeurs britanniques, à l’époque, boycottaient la télévision, perçue comme un redoutable ennemi.(9)
André Lange, décembre 2000
(1) Voir T. BALIO (ed.), Hollywood in the Age of Television, Unwin Hyman, Boston, 1990.
John EMERSON, The Mystery of Leaping Fish (US, 1918)
(2) The Mystery of Leaping Fish (USA, 1916). R.: John Emerson. (supervision: D.W. Griffith). Sc.: Granwille Warwick (pseudonyme de D.W. Griffith) et Tod Browning. In.: Douglas Fairbanks (Coke Ennyday), Bessie Love (Little Fish Blower), A.D. Sears (Gent Rollin in Wealth), Alma Rubens (assistante). P.:Triangle/Keystone. 35mm. L.: 560m. D.: 26' a 20 f/s. Le film est disponible en France en cassette vidéo chez Sylphe Editions, Paris (durée 19 min. pour 26 annoncées).
Sur The Mystery of Leaping Fish, voir Kevin BROWNLOW, Behind the Mask of Innocence, Jonathan Cape, London, 1990 et "Review" par Diane MacIntyre (Source : Silents Majority, 1997)
(Appareil de transmission de radiovision de C.F. Jenkins
3) D.E. FISHER and M.J. FISHER, Tube : The Invention of Television, Counterpoint, Washington, 1996, p.40-41. Voir également le recueil de notes biographiques réunies par Russel Naughton (Site : Adventures in the Cybersound).
(4) Cité dans A.ABRAMSON, The History of Television, 1880 to 1941, Mac Farland, 1987, p.44-45.
(5) A.ABRAMSON, ibid., p.27 et D.E. FISHER et M.J. FISHER, op.cit., p.42.
(6) ibid., p.133.
(7) New York Times, Feb.4 1929, cité in SCHICKEL, R., D.W. Griffith. An American Life, Limelight Editions, New York, 1996, pp.548-549.
(8) "Talk to Be Broadcast over Radio and Television by Mr Griffith on Sunday, February 3, 1929", MS cité in SCHICKEL, R., ibid.
(9) T. VAHIMAGI, British Television. An illustrated Guide, 2nd edition, Oxford University Press, 1966, pp.16 et 20.
D.G. GODFREY, C. Francis Jenkins, University of Illinois Press, 2014