LECTURES
André Bazin et l'humanité de la télévision.
A propos de :
André BAZIN, Ecrits complets, Edition établie par Hervé Joubert-Laurencin, 2 volumes, Editions Macula, 2018.
“J’entends parfois traiter la télévision avec cette condescendance autoritaire (et au fond méprisante) dont devaient faire preuve les gens distingués formés aux disciplines de la littérature et du théâtre qui découvrirent le cinéma balbutiant vers 1908 et se mirent en devoir de lui apprendre à jouer la tragédie »
André Bazin, « Le commissaire Belin doit-il faire les pieds au mur ? », Radio-Cinéma-Télévision, janvier 1953
Les Editions Macula viennent de publier les Ecrits complets d’André Bazin, réunis et commentés par Hervé Joubert-Laurencin en deux forts volumes, totalisant 2848 pages en caractères serrés [1]. Pour les cinéphiles et les historiens du cinéma, la publication de cet ouvrage, monumental comme un dictionnaire, constitue un véritable événement, légitimement salué par la presse [2]. Elle permet de disposer pour la première fois de l’ensemble des contributions (articles, livres, textes inédits) d’un auteur, considéré comme le plus classique des critiques de cinéma, qui, mort en 1958 à l’âge de quarante ans, dont l’œuvre, incluant 2681 articles de presse, n’était connue que de manière lacunaire. Beaucoup de lecteurs ne connaissaient Bazin qu’à travers ses livres sur Jean Renoir et sur Orsan Welles ou par l’anthologie Qu’est-ce que le cinéma ?, publiée en 1975 par les Editions du Cerf, version réduite de l’édition en quatre volumes qui avait été publiée entre 1958 et 1961 sous la direction d’Eric Rohmer.
Disposer de l’ensemble des écrits de Bazin, avec un appareil critique scientifique, va permettre aux historiens et théoriciens du cinéma d’affiner leur connaissance de la pensée du grand critique phare et, espère Hervé Joubert-Laurencin, de la débarrasser des traits caricaturaux qu’elle a pu prendre dès lors qu’elle était limitée par le nombre de textes disponibles.
André Bazin, pionnier de la critique de télévision, hors Cahiers
Je voudrais me focaliser ici sur un des aspects souvent oublié du travail critique de Bazin : les articles qu’il a consacrés à la télévision, de juin 1952 à sa mort précoce, en 1958, soit une bonne centaine de textes passant en revue plus de deux cent titres d’émissions ou de programmes.
Bazin commence à écrire sur la télévision un peu plus d’un an après le lancement des Cahiers du cinéma (avril 1951). Il n’est pas inutile de rappeler que Les Cahiers du cinéma porteront en sous-titre, jusqu’à leur numéro 48 (juin 1955), « Revue du cinéma et du télécinéma ». Ce sous-titre témoigne de l’ouverture des fondateurs de la revue à la diversité des technologies. Ce qui peut nous apparaître curieux aujourd’hui c’est que cette ouverture porte sur une technique d’enregistrement, le télécinéma, et non sur la télévision comme dispositif d’ensemble. Le chapeau explicatif de l’article « Film, cinéma et télévision » du technicien Fred Orain, dès le n°1, précise : « Cette revue comporte dans son titre le mot « télécinéma » : il s’agit bien là d’un programme : tout film qui enregistre des images par un procédé photochimique nous intéresse, fût-il le film qui sert à la télévision de support et qui joue par rapport à elle – mutatis mutandis – le rôle du disque ou du magnétophone par rapport à la radio ».[3]. Ce programme sera cependant rempli avec un empressement tout relatif. Les articles relatifs au télécinéma et à la télévision dans ces 48 premiers numéros sont peu nombreux, huit au total, dont un seul dû à Bazin, « Contribution à une érotologie de la télévision ».[4] La référence au télécinéma disparaît en juillet 1955, sans explication.


[1] BAZIN, Ecrits complets, Edition établie par Hervé Joubert-Laurencin, 2 volumes, Editions Macula, 2018. Désignés ici comme EC I et EC II.
[2] Signalons, outre les nombreuses recensions élogieuses, qu’à l’occasion de cette publication, la revue Critique a consacré son numéro d’octobre 2018 à André Bazin.
Hervé Joubert-Laurencin présente les Ecrits complets d'André Bazin (Source : La vie des idées)

[3] ORAIN F., « Film, cinéma et télévision », Cahiers du cinéma, n°1, avril 1951, pp.37-38. Le chapeau est attribué par Antoine de Baecque à Jacques Doniol-Valcrzoe (DE BAEQUE, A., Les Cahiers du Cinéma. Histoire d’une revue, Cahiers du cinéma, Tome 1, 1991, P.64
[4] BAZIN A., « Contribution à une érotologie de la télévision », Cahiers du cinéma, n°42, décembre 1954, pp.23-26 et 74-76, repris in EC II, pp. 1603-1606.
La plupart des textes des Cahiers relatifs à la télévision sont repris in JOUSSE T. (dir), Le goût de la télévision. Anthologie des Cahiers du Cinéma, Cahiers du Cinéma, 2007. On regrettera que cette anthologie ne reproduise pas le texte de Jean Thévenot, « Sur quelques expériences à la télévision », Cahiers du Cinéma, n.14., juillet-août 1952, pp.39-41 qui fournit de précieuses informations sur les premières expériences menées dès la création de la R.T.F. en 1945.
Les Cahiers du cinéma. Revue du cinéma et du télécinéma, n°1, avril 1951.
Indice de ce peu d’intérêt, la plupart des premiers articles de Bazin sur la télévision ont été écrits non pour les Cahiers mais pour l’hebdomadaire catholique Radio-Cinéma-Télévision (lancé le 22 janvier 1950, devenu, en janvier 1958 Télévision-Radio-Cinéma et en octobre 1960 Télérama).
Issu d’une collaboration entre La Vie Catholique et les Editions du Cerf, Radio-Cinéma-Télévision se situait clairement dans l’univers éditorial catholique, sans pour autant se définir comme un organe de propagande religieuse. Selon fondateur Georges Montaron, « Nous voulions réaliser un journal s'adressant au public populaire le plus large afin de l'aider à maîtriser la radio, le cinéma et la télévision, instruments privilégiés de culture pour les masses. Nous voulions aussi un journal chrétien qui ne soit ni un organe de prosélytisme, ni une publication confessionnelle exprimant les positions de l'Église, ni le journal de la cotation morale mais un journal de chrétiens partageant les combats des hommes et choisissant d'abord d'être au service des plus pauvres. Nous voulions sur tous les sujets abordés par la radio, la télévision et le cinéma apporter l'éclairage de l'Évangile. ».
La création de Radio-Cinéma-Télévision se situe explicitement dans le moment de grand intérêt pour la télévision manifesté par les milieux catholiques français et dont la diffusion de la Messe de Noël 1948 depuis la Cathédrale de Notre-Dame, à l’initiative du Père Pichard, est l’illustration la plus connue. Mais, comme le remarque Joubert-Laurencin, la participation de Bazin à cette revue ne relève nullement d’un engagement ou d’un militantisme religieux, et la réduction de la figure de Bazin à un humaniste chrétien mû par une spiritualité un peu réactionnaire, avancée contre lui dans les années 60 par certains, est complètement erronée. Bazin est devenu athée, ne pratique pas, ne se marie pas à l’église et les origines théoriques de sa réflexion sur la photographie, le cinéma, la télévision peuvent être trouvées chez des philosophes aussi différents qu’Emmanuel Mounier, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre. Mais l’essentiel est que sa pensée devient très rapidement autonome, ne peut dès lors être réduite à une quelconque idéologie ou système philosophique préexistant et doit être perçue dans sa dynamique de développement, ce que vise à illustrer la présentation chronologique de ses écrits.
A partir de 1955, Bazin publie également des articles sur la télévision dans France-Observateur (devenu Le Nouvel Observateur en novembre 1964), hebdomadaire de la gauche intellectuelle, laïque et anticolonialiste. Conscient qu’il s’adresse à un public plus large, et moins directement intéressé à la télévision que celui de Radio-Cinéma-Télévision, il y présente des articles plus pédagogiques que critiques, visant à convaincre ceux qui ne sont pas encore équipés d’un téléviseur qu’ils perdent la possibilité d’accéder à un phénomène culturel nouveau et intéressant.
L’avant-dernier des 2681 articles réunis par Hervé Joubert-Laurencin, « Propos sur la télévision » (un entretien de Bazin avec le scénariste Marcel Moussy), paraît, à titre posthume dans le n°90 des Cahiers, en décembre 1958, avec un chapeau qui annonce le décès du critique et proclame « Nous l’aimions et nous l’admirions sans réserve. La blessure que sa mort ouvre au flanc de notre équipe, rien ne pourra la refermer ».
Ecrire sur la télévision dans les années 50
Alors que les ouvrages sur l’histoire de la télévision française sont nombreux, les recueils d’articles de critiques sont rares. Pour ce qui concerne les pionniers, n’existaient jusqu’à présent que les recueils des articles de d’Emmanuel Berl (qui couvrent eux les années 1954-1971)[5] et ceux de François Mauriac (qui couvrent les années plus tardives, 1959-1964)[6]. C’est dire combien est précieux l’accès facilité aux articles de Bazin sur la télévision.
Ecrits dans une période où la télévision était dans sa phase d’expansion – en 1952 on comptait moins de 24 000 téléviseurs installés en France, et, à la mort de Bazin, en 1958, moins d’un million de foyers étaient équipés d’un récepteur - et où les programmes, à la différence de films, ne pouvaient guère revus après leur première diffusion, ces articles n’ont pas marqué aussi durablement que les textes du critique sur le cinéma. Ils vont même tomber dans l’oubli. Il est ainsi assez significatif que le nom de Bazin ne soit pas cité, en 1966, par Michel Tardy dans son article « Sur la critique de télévision » première contribution universitaire française sur ce genre d’écrits.[7] Les heureux possesseurs de la réédition des années jaunes des Cahiers du pouvaient avoir lu la « Contribution à une érotologie de la télévision », mais cette analyse de l’acceptabilité familiale de la figure de la speakerine, pour subtile et plaisante qu’elle soit, ne donnait qu’une idée très anecdotique de la contribution de Bazin sur le nouveau medium. Les textes de Bazin sur la télévision ne seront partiellement redécouverts que dans les années 1990 par les historiens de la télévision[8]. Aux alentours de l’année 2000, à l’initiative d’André S. Labarthe et d’Emmanuel Burdeau, les Cahiers du Cinéma envisagent une édition complète des écrits de Bazin, y compris ses écrits sur la télévision, mais ce projet n’aboutit pas.[9] Il fallut attendre la parution, en 2003, d’un article de Gilles Delavaud, dans un ouvrage consacré à la critique de télévision[10], pour que l’on réalise enfin l’ampleur et la pertinence du corpus. Gilles Delavaud, historien des formes télévisuelles et notamment des dramatiques télévisées, a redécouvert les articles de Bazin consacrés à la télévision par une consultation directe de Radio-Cinéma-Télévision et de France-Observateur. En 2012, une partie substantielle de ce corpus est publiée en traduction anglaise, à l’initiative de l’universitaire américain Dudley Andrew, ami et biographe de Bazin.[11]
L’intérêt de Bazin pour la télévision paraît avoir été précoce. Elle est déjà mentionnée, sans une note tapuscrite retrouvée par Dudley Andrew dans un exemplaire de L’Imaginaire de Jean-Paul Sartre ayant appartenu au critique – un livre que Joubert-Laurencin considère comme une des sources de la pensée bazinienne – et qui peut-être datée de 1944. Cette note, première réflexion sur la photographie et prélude au texte fameux « Ontologie de la photographie », souligne la force émotive de la photographie (et, de même, de l’image cinématographique ou encore de l’image du direct de télévision) provient de l’objet photographié et non de sa représentation. Dès le départ, l’image télévisuelle (et en particulier l’image en direct) est intégrée à la réflexion de Bazin sur la représentation du réel. Dès cette première notation – à supposer qu’elle date de 1944 [12] – Bazin, qui n’a probablement pas encore vu une seule émission, perçoit ce qui va devenir pour lui une des caractéristiques essentielles de la télévision : le direct. Il écrit « Que maintenant on imagine ce film passant en direct à la TV. Voilà que le documentaire devient contemporain du spectateur, que celui-ci est convié à participer à un événement qui lui est montré par le truchement de la technique cinématographique ».[13]
La continuité de temps - Le direct, la présence, l’intimité
Dans son article sur Bazin critique de télévision, Gilles Delavaud a, de manière très pertinente, mis en évidence trois thématiques récurrentes chez notre auteur de la télévision comme possible forme artistique : la télévision comme art du direct, la télévision comme art de la présence et la télévision comme art de l’intimité.
La mise à disposition des Ecrits complets nous permet de dater avec précision la première chronique de Bazin sur la télévision et de découvrir un article initial que Delavaud n’avait pas repéré. Il s’agit de l’article « Reportages sportifs au journal télévisé » paru dans L’Observateur le 5 juin 1952.[14] Il est intéressant de noter que la critique du montage – dont on sait qu’il deviendra le sujet d’un des articles les plus célèbres de Bazin, « Montage interdit » [15] - est déjà esquissée. Comparant l’alacrité des journaux télévisés au « pompiérisme ridicule » des actualités cinématographiques, Bazin souligne qu’un des avantages de la télévision est la durée qu’elle peut accorder à un sujet. « Tel match, qui ne dispose que de quarante-cinq ou soixante secondes dans les Actualités françaises, dispose de six ou sept minutes à la télévision. Cette différence est suffisante pour changer du tout au tout le style du reportage : celui du cinéma est fondé sur le montage ; celui de la télévision sur la prise de vue. La caméra 16 mm suit la balle, toutes les passes importantes sont filmées en continuité de temps. Cette continuité de temps, que le montage cinématographique est malheureusement venu détruire au profit de la logique elliptique du récit, retrouve ici sa justification profonde : une passe de rugby n’en est qu’une qu’à condition qu’on suive la balle du regard, du départ à l’arrivée. Une coupe dans le plan, et ce plus que le récit d’une passe. (…) La télévision est actuellement le seul refuge d’une esthétique réaliste du reportage, le seul écran où l’on puisse retrouver l’une des vertus les plus oubliées du cinéma, et en jouir ».
La valorisation du direct s’inscrit dans le prolongement logique de la valorisation de la « continuité de temps ». Dans son deuxième article, « Un reportage sur l’éternité : la visite au musée Rodin », consacré à un reportage de Stellio Lorenzi, diffusé en direct, Bazin note qu’il aurait pu être préenregistré. Il souligne, dans une formulation qui fait penser au fameux adage du fleuve d’Héraclite, combien les petites imperfections du direct contribuent à l’efficacité du reportage, qu’une captation soignée au cinéma n’auraient pu rendre : « les travellings cahotants de la caméra Orthicon, les cadrages tâtonnants, l’éclairage simple et brutal des projecteurs, les légères hésitations du montage nous faisaient participer à la création de l’émission. (…) La télévision fait apparaître une notion nouvelle de présence, pure de tout contenu humain visible et qui ne serait en somme que la présence du spectacle à lui-même. Un travelling de télévision ne passe jamais deux fois par le même endroit. Il n’y a plus de cadrages identiques que de feuilles d’arbres superposables. Aimons l’image que jamais nous ne verrons deux fois ».
Cette notion de présence interviendra à plusieurs reprises. Ainsi dans « Où en est la télévision ? Le monde chez soi » [16] : « La véritable révolution apportée par la télévision n’est pas tant d’ordre esthétique que psychologique. (…) Ce que le petit écran vient d’abord satisfaire, c’est notre moderne besoin de présence au monde. Le merveilleux technique que constitue le transport instantané des images n’a d’intérêt que par le merveilleux moral qui lui correspond : l’ubiquité à la portée de tous ». Commentant l’intérêt des émissions théâtrales, Bazin a cette formule forte : « Mais la télévision, c’est la présence du théâtre avec l’ubiquité du cinéma ».[17]
Le thème de l’intimité comme fondement de la télévision apparaît dans un article consacré à une émission de Frédéric Rossif consacrée à l’œuvre cinématographique de Sacha Guitry, dans laquelle le metteur en scène est montré parlant dans son bureau de travail [18]. La force de cette émission, note Bazin, n’est pas due à l’authenticité – le bureau a été reconstitué en studio, avec quelques-unes des pièces originales qu’il contient – ni au direct – l’émission est préenregistrée – mais à cette « intimité ménagée », un des fondements psychologiques de la télévision. Bazin ira même jusqu'à proposer une thèse psycho-sociologique : si les familles aisées s'équipent moins rapidement que celles des classes populaires, c'est que la bourgeoisie tient à protéger son intimité.
Dans un article consacré à une adaptation de l’Andromaque de Racine par Claude Vermorel, qu’il juge d’une « importance considérable »[19], Bazin écrit : « L’originalité de l’entreprise résidait dans le parti pris d’intimisme de la mise en scène. La télévision en effet place le « téléspectateur » dans des conditions psychologiques très différentes du théâtre et même du cinéma. La vision du spectacle y est privée, personnelle (comme l’audition à la radio). Techniquement, du reste, les plans rapprochés sont sur l’écran de télévision les seuls parfaitement lisibles (…) Vermorel a fait d’Andromaque un récit tragique parlé de bouche à oreille ; du petit écran de la télévision la grille d’un confessionnal ».
C’est encore l’intimité paradoxale de la réception qui est soulignée à propos du couronnement de la reine Elisabeth : « Or la télévision nous a permis de vivre des heures dans l’intimité d’une reine, je dis bien son intimité, d’abord parce que la télévision divisait le spectacle en millions d’images individuelles, mais surtout parce qu’elle nous en restituait la durée ».[20] Et c’est encore la « nature intimiste du spectacle » que Bazin met en évidence dans son article « Peut-on aimer la télévision » qui ouvre le cycle de ses articles dans France-Observateur, en décembre 1955.[21]
La fraicheur du regard de Bazin
Cette mise en évidence du direct, de l’ubiquité comme caractéristiques de la télévision ou du caractère intimiste de la réception, n’est pas complètement originale ni propre à André Bazin. Dès 1878, le Professeur Adriano de Paiva, dans un des tout premiers textes proposant la possibilité de voir à distance par le biais de l’électricité avait imaginé que le télectroscope, couplé au téléphone, donnerait à l’homme le sentiment de l’ubiquité.[22] Paul Valéry en avait retrouvé l’idée un demi-siècle plus tard.[23] Quant à l’importance du direct comme caractéristique de la télévision, elle avait été soulignée, avec moins d’optimisme, par Rudolf Arnheim qui écrivait, dès 1935 “Plus nos possibilités d’expérience directe sont parfaites, plus facilement nous nous laissons prendre à l’illusion dangereuse qui consiste à croire que voir équivaut à connaître et à comprendre”[24]. Arnheim envisageait l’intimité de la réception d’une manière beaucoup plus radicale, plus individuelle aussi (alors que Bazin décrit surtout une réception familiale) et envisageait le téléspectateur comme un « ermite pitoyable, reclus dans sa salle de séjour, qui reçoit comme une expérience de sa propre vie une scène qui se passe à des centaines de kilomètres de chez lui ». Le jeune Michelangelo Antonioni, quant à lui, s’était inquiété dès 1940 des conséquences du direct et des incertitudes d’une prise de vue non maîtrisée hypothéquant d’emblée la possibilité pour la télévision de devenir un art [25]. En 1947, Jean Thévenot, dans un article qui est probablement le premier consacré à la télévision par une revue française de cinéma, écrivait « Ce n’est vraiment que par le reportage direct que la télévision touche au miracle ».[26] Le jeune Umberto Eco devait, en 1956, dans sa première contribution sur la télévision, fournir une réflexion bien plus systématique et structurée sur les structures esthétiques de la prise de vue en direct.[27] Dans la seconde moitié des années 50, l’exaltation du direct devient un poncif de la critique de télévision, qui finira par s’user et à faire place à une demande de création artistique.[28]
L’optimisme de Bazin par rapport à la télévision qu’il découvre, et ce qu’il y a de vécu dans ses chroniques, tranchent cependant avec ces théorisations précoces. Les articles dans lesquels Bazin parle de la télévision en général sont plutôt rares. Il est probablement significatif que l’un des plus théorisés, « l’un des plus pénétrants » selon Emmanuel Burdeau, « L’avenir esthétique de la télévision. La T.V. est le plus humain des arts mécaniques »[29], paru dans la revue protestante Réforme, ne relève pas de la chronique hebdomadaire. Dans cet article, Bazin avance que « La T.V. n’est pas un art ». Il avait déjà écarté cette possibilité pour la radio, dans un article au titre provocateur : « Vive la radio, à bas le huitième art »[30]. Pour Bazin, à ce moment de sa réflexion, radio et télévision sont avant tout des techniques de reproduction et de transmission. L’obstacle majeur est selon lui l’imperfection de l’image, qui condamne la télévision à la simplicité, mais favorise l’intimité et la dimension humaine.
L’essentiel n’est pas dans la théorie, en tout cas pas dans la théorie dogmatique, a priori, mais dans le plaisir et dans les leçons (les deux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, au contraire) que l’on peut tirer de l’expérience télévisuelle. Nous ne savons pas vraiment comment on lisait les chroniques télévisuelles de Bazin, mais, quelque soixante et quelles années plus tard, on éprouve à les lire un plaisir similaire à celui de la lecture des journaux et mémoires des grands découvreurs des XVème et XVIème siècles, Livre des millions de Marco Polo ou Peregrinação de Mendes Pinto, ou encore des textes des premiers témoins de projections cinématographiques. Lire les textes qui sont les traces émerveillées des premiers moments est un stimulant décapant de nos perceptions soumises à l’indifférence de l’habitude.
On voit éclore dans les comptes rendus des formules d’émissions, dont Bazin