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INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE LA TELEVISION

1. L'émergence d'une discipline

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1.1. Le désintérêt de l'historien classique

 

L'histoire existe comme discipline scientifique constituée avec ses traditions, ses écoles, ses méthodes et ses objets de prédilection. Pour l'historien classique, la télévision n'est devenue que tardivement un objet d'étude reconnu. On peut trouver  à cela diverses explications.

 

La télévision est un objet historique "récent" : imaginée à partir de la fin des années 1870, démontrée comme technologie opérationnelle à partir du milieu des années 1920 et devenue un phénomène de masse après la Seconde guerre mondiale, la télévision est longtemps apparue comme un objet trop jeune pour de nombreux historiens. Dans une certaine conception classique de l'histoire, celle des historiens positivistes de la seconde moitié du XIXe siècle, l'historien ne peut travailler que cinquante ans après les faits, lorsque les passions sont supposées être éteintes, que les sources sont accessibles, etc.

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La télévision a longtemps fait l'objet d'un discrédit ou, à tout le moins, d'une méfiance, de la part des universitaires et des intellectuels. Au mieux était-elle considérée comme un vecteur de la culture plus que comme une forme culturelle en soi, et donc en tant qu'objet digne d'étude. Par exemple, un des grands historiens français contemporains, George Duby, écrivait au début des années 1990 :"Comme beaucoup d'intellectuels de mon âge, j'ai longtemps boudé la télévision. Je la voyais comme une intruse. Elle risquait d'envahir dans mon intimité le champ très large que j'entendais réserver  à la lecture,  à la musique, aux commerces de l'amitié" (1). Georges Duby avait pourtant collaboré à la réalisation d'une série considérée aujourd'hui comme un classique de la télévision française : Le temps des cathédrales (en collaboration avec Roger Stéphane et Roland Darbois) et fut le premier Président de La Sept, préfiguration de la chaîne culturelle ARTE.

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Une troisième raison du désintérêt de l'historien paraît être le nombre limité des entreprises qui a longtemps caractérisé le secteur de l'audiovisuel. Alors que l'histoire de la presse a conduit  à une multitude de monographies sur les nombreux titres accessibles aux chercheurs, édités par un grand nombre d'entreprises ou d'organisations, le paysage télévisuel, en particulier en Europe, est longtemps resté limité  à un petit nombre d'entreprises généralement en situation de monopole et émettant un nombre restreint de services. La "scène audiovisuelle" donnait l'impression, vue de l'extérieur, d'être en quelque sorte immobile. Il est significatif que l'histoire de la télévision est née dans les pays où la concurrence a été précoce (Etats-Unis, Grande-Bretagne) et, que dans les pays de l'Europe continentale, la démarche historienne appliquée  à la télévision est apparue au milieu des années 80, dans le contexte de la déréglementation. La mise en question du monopole des organismes de service public a en effet conduit les chercheurs  à s'interroger sur les circonstances historiques qui avaient permis le consensus politique minimal pour définir le cadre de service public de la radiodiffusion.

 

La quatrième raison paraît être que les recherches et études sur la télévision ont été essentiellement le fait d'autres disciplines,  à commencer par la sociologie, qui a longtemps été considérée par les historiens comme une grande rivale. En fait, les études sociologiques correspondaient plus  à la demande sociale : les radiodiffuseurs, les annonceurs publicitaires, les hommes politiques, mais aussi les détracteurs de la télévision, qui voulaient comprendre les pratiques du public, les effets de la télévision sur les pratiques de consommation, les choix politiques, l'éducation des enfants, etc. Les méthodologies qui se sont développées ont donc plus porté sur le public que sur les émetteurs eux-mêmes. 

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Il  faut ajouter une cinquième raison, d'ordre pratique : la télévision fonctionne comme un flux, difficile à saisir dans sa totalité, et qui est longtemps resté non maîtrisable par le téléspectateur : avant l'apparition du magnétoscope il était très difficile de revoir  à son gré une émission et l'accès aux archives était - et reste dans une large mesure - très difficile, même pour le chercheur universitaire. L'historien, qui est habitué  à travailler sur des documents, ne pouvait donc exercer la méthodologie qui est souvent considérée comme l'essence de sa discipline. La numérisation progressive des archives et leur mise en ligne, même partielle, a profondément modifié cette situation.

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1.2. L'émergence progressive d'une histoire de la télévision

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L'attitude des historiens commence cependant  à évoluer et la discipline s'est renforcée depuis la fin du siècle dernier. La bibliographie en témoigne : plusieurs ouvrages importants d'histoire de la télévision sont parus en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, dans les pays nordiques durant les années 90. Il s'agissait essentiellement de monographies nationales.

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 On peut trouver diverses explications  à cette émergence d’un nouvel objet pour les études historiques :

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1. La radio et la télévision commencent à prendre une "épaisseur historique". Les changements profonds intervenus dans la politique audiovisuelle en Europe depuis le milieu des années 80 ont suscité un intérêt pour les origines d'une situation qui semblait figée ( le monopole de service public). La réflexion sur l'organisation concurrentielle du marché de la télévision et la perte progressive de hégémonie de celle-ci au bénéfice d'Internet ont nourri les considérations sur l'histoire du médium et à diverses tentaives de périodisation.

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2. La télévision devient une source de l'histoire. L'histoire contemporaine se développe et les historiens prennent conscience que la télévision est une source aussi importante que l'écrit. Au fur et à mesure que croît son implantation dans la société et l'ubiquité de la caméra, la télévision n'est plus seulement témoin de l'histoire, mais devient un des acteurs de l'histoire. L'historien le plus exigeant s'intéresse d'ailleurs autant à ce qui se passe derrière les caméras que devant : ainsi Jean Lacouture, dans sa monumentale biographie du Général de Gaulle épingle-t-il les propos "effacés" dans les interventions pré-enregistrées  lors de la campagne présidentielle de 1964. Les journalistes suivent le même mouvement : ainsi,  en septembre 1992, le journal Libération a consacré un long article à la manière dont avait été préparée l'intervention du Président Mitterand sur TF 1 durant la campagne du référendum sur le Traité de Maastricht.

 

L'historien spécialisé en histoire contemporaine est donc amené à s'inquiéter du sort des archives audiovisuelles et des possibilités d'accès. Une problématique du stockage, de l'archivage, de la restauration se développe. Depuis une dizaine d'année, la Fédération internationale des archives de télévision a alerté les responsables des chaînes et les pouvoirs publics sur l'importance de l'enjeu : les archives audiovisuelles deviennent des documents aussi important que les documents écrits. Or, les bandes magnétiques se dégradent et le transfert sur les supports numériques apparaît comme la solution indispensable mais coûteuse. Des documents importants pour l'historien ont d'ores et déjà disparu, soit par dégradation, soit par vol (ex. l'interview de la soeur de Hitler, un des rares documents émanant d'un des proches du dictateur, a disparu des archives de la BBC), soit simplement par élagage des centres d'archives.

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3. La télévision devient un objet de l'histoire. Ce que l'on a appelé dans les années 70 la "nouvelle histoire" (2) s'est caractérisé par de nouveaux problèmes (le recours au quantitatif, la conceptualisation, l'acculturation, l'idéologie,...), de nouvelles méthodes, tenant compte du développement des "sciences humaines" (économie, démographie, analyse littéraire, esthétique...) et de nouveaux objets (le climat, le mythe, l'inconscient, les mentalités, le corps, la cuisine,...). Il est intéressant de constater que dans l'ouvrage Faire de l'histoire, paru en 1974, le cinéma était présenté comme "nouvel objet", mais que la télévision n'était pas encore citée. Par contre, dans ce recueil, qui a fait date, Pierre Nora analysait le "retour de l'événement" suscité par les médias (et la rupture que représentait mai 1968) : alors que l'histoire universitaire s'était orientée, depuis les années 30, sous l'influence de l'Ecole des Annales (Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel) vers l'analyse des structures, de la longue durée, la télévision provoquait une remise à l'ordre du jour de l'événement, comme révélateur des structures profondes de la société.

 

4. L'histoire de la télévision se constitue souvent à l'initiative d'anciens professionnels de la télévision, conscients qu'ils ont vécu une période de mutation radicale de la communication, et qui pensent nécessaire de témoigner de cette période. Une approche scientifique, fruit des travaux de recherches universitaires, est plus tardive. En France, l'absence jusqu'au milieu des années 90 d'une véritable Histoire de la télévision peut en partie s'expliquer par une désaffection pour l'histoire politique qui a caractérisé le travaux des historiens universitaires depuis la Seconde Guerre mondiale, au bénéfice de l'histoire économique. Cette situation commence à évoluer et l'histoire politique commence à retrouver ses droits (3). La parution de l’ouvrage dirigé par J.-N. Jeanneney, L’écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Hachette - ARTE Editions - La Cinquième Editions, Paris, 1999 constitue une première synthèse des travaux français, dépassant la seule approche en termes de sciences politiques : l’ouvrage inclut notamment un chapitre sur les enjeux culturels.

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 5. L'histoire de la télévision intéresse le public, qui y trouve souvent motif à nostalgie. Les chaînes de télévision le savent bien, qui, périodiquement, diffusent des émissions rétrospectives, de plus ou moins bonne qualité. Un modèle du genre : L’histoire de la télévision en Belgique coordonnée par Michel Franssen et produite par la RTBF.. La dernière en date, de manière significative, a été réalisée en collaboration entre un ancien animateur (Pierre Tchiernia) et un  historien (Jérôme Bourdon). On a vu également apparaître des vidéocassettes puis des DVD rééditant des émissions parfois anciennes, mais considérées comme particulièrement remarquables.

La nostalgie télévisuelle est devenue un marché de niche qu'ont exploité diverses chaînes spécialisées et, de plus en plus, des sites Internet spécialisés, légaux ou non.

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L'existence d'une "historiographie spontanée"de la télévision témoigne également de cet intérêt du public. Ouvrages de fans attachés à telle ou telle série, sites de collectionneurs, bouses d'échanges d'enregistrements de programmes anciens sont les manifestations les plus évidentes de cet intérêt. L'historien pourra d'ailleurs tirer quelques profits des résultats de cette "historiographie  spontanée", qui est inhérente à toutes les formes de l'industrie culturelle.

 

1.3. Théorie, méthodologie et genres de l’histoire de la télévision

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Il n'existait pas, jusqu’à la fin des années 90, d'ouvrages de "théorie d'histoire de la télévision", comme il existe des ouvrages d'initiation théorique à l'histoire du cinéma. Ce vide commença  à être partiellement comblé par la parution des actes du Colloque de Cerisy : BOURDON (J.) et JOST (F.), Penser la télévision, INA / Nathan, Paris, 1998. Il est significatif qu’il ait fallu attendre la mise en place de l’Inathèque, permettant un accès facilité aux chercheurs, pour qu’une réflexion théorique se forme sur la pratique d’historien de la télévision, en même temps que soit remise en cause l’hégémonie systématisante du discours sociologique (Pierre Bourdieu, Dominique Wolton) sur la télévision.

 

Les rares ouvrages classiques sur l'histoire de la télévision (ceux de Barnouw pour les Etats-Unis, de Briggs pour la Grande-Bretagne,...) étaient des ouvrages essentiellement narratifs et globalisants. Ils cherchaient à rendre compte de la diversité de l'histoire de la télévision dans son émergence. D'une certaine manière, ils appartenaient à une manière traditionnelle - la narration factuelle - d'écrire l'histoire, mettant surtout en évidence le rôle des acteurs principaux (les pionniers, les dirigeants des chaînes, les hommes politiques, les grands réalisateurs et les grands journalistes) et s'attachent aux émissions historiques, particulièrement marquantes.

 

Une théorie cohérente de l’histoire de la télévision devrait se fonder sur une théorie de la télévision comme partie d'un ensemble plus large de dispositifs communicationnels, culturels et visuels, comme l'ont souligné, dans les diversités de leurs approches, à la suite de Marshal McLuhan, les "archéologues des médias" (Friederich Kittler, Siegfried Zielinski, Jonathan Crary, Erkki Huhtamo, Jussi Parikka).  Mais, d’une certaine manière, on peut dire que l’étude de la télévision a longtemps souffert d’un excès de théorie. Le discours sur la télévision est en effet devenu un des terrains d’affrontement privilégié entre les diverses écoles sociologiques (en particulier entre les diverses écoles d’interprétation du marxisme, les diverses écoles sociologiques américaines : fonctionnalistes, empiriques), mais aussi les différents courants issus des débats idéologiques des années 60-70: féminisme, défense des minorités ethniques, sexuelles, etc.). La connaissance des grands courants de pensée de la seconde moitié du vingtième siècle est donc indispensable pour aborder l’histoire de la télévision. Mais le risque existe de se perdre en chemin et de se contenter d’une histoire des théories et de dissoudre l’objet d’étude dans le débat théorique. 

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L'histoire de la télévision a souvent souffert d'une approche trop nationale, reflétant ainsi la relative autarcie des paysages télévisuels dans les grands pays. Beaucoup des ouvrages collectifs parus depuis les années 80 sous un titre européen n'étaient souvent qu'une addition de monographies nationales. Or, non seulement la dimension internationale de la télévision est patente depuis les premiers projets de la fin des années 1870, mais l'intégration internationale du paysage audiovisuel n'a fait que se renforcer, stimulée depuis les années 1980 par le développement des satellites et du câble, mais évidemment rendue encore plus évidente avec le développement de la vidéo sur Internet depuis les années 2000. Il est dès lors salutaire qu'une jeune génération de chercheurs (Bignell, Fickers, Weber) s'intéressent à la dimension européenne de la discipline, encore inchoative, qu'est l'histoire de la télévision.

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Dans cette introduction, on se contentera d’illustrer les tendances récentes dans la démarche historique sur la télévision, qui, depuis la fin des années 1990, indiquent une spécialisation accrue. On peut discerner divers angles de vue, et divers objets dans l'approche historique.

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1. L'histoire de la télévision comme système technique
2. L'histoire sociale et politique des techniques de télévision

3. Histoire des systèmes d'organisation 
et de l'économie de la radio-télévision

4. L'histoire des programmations, des oeuvres et des créateurs 

 

 

André Lange, 1999 (Dernière révision : mai 2019)

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A. BRIGGS, The History of Broadcasting in the United Kingdom, 5 vol., Oxford University Press, 1979, 2nd edition 1995 : un grand classique de l'histoire de la radio et de la télévision.ses du domaine de la technologie. 

(1) G. DUBY, L'histoire continue, Editions Odile Jacob, Paris, 1991.

(2) J. LE GOFF et P. NORA, Faire de l'histoire, 3 volumes, Gallimard, 1974 (réédition en Folio Histoire)

(3) Voir à ce sujet : R. REMOND (éd.), Pour une histoire politique, Seuil, 1988. Le chapitre consacré aux médias dans cet ouvrage collectif a été rédigé par Jean-Noël Jeanneney.

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