En 1878, Le journaliste Ernest Vial imagine l'enregistrement audiovisuel des débats parlementaires et esquisse une dystopie
orwellienne
E. VIAL, "Le téléphone et le phonographe"
Extrait de la "Causerie scientifique", L'Univers,
7 janvier 1878
La "causerie scientifique" sur le téléphone et le phonographe a été publiée le 7 janvier 1878 et non le 7 janvier 1877 comme l'indique par erreur le titre. Son auteur Ernest Vial est chroniqueur au journal catholique L'Univers, à l'époque dirigé par Louis Veuillot. Elle contient quelques éléments, qui me paraissent inédits à cette date, sur les usages politiques possibles du téléphone, du phonographe et d'un appareil de vision à distance, non encore nommé.
L'auteur souligne notamment l'intérêt de conserver l'enregistrement des discours politiques, en prenant l'exemple de ceux de Gambetta, dont la sténographie ne parviendra pas à rendre l'accent et la fougue. Il donne une description imagée du phonographe, comme d'un appareil permettant d'emmagasiner les courbes des voix.
Il ne peut cependant cacher un certain scepticisme : "Il est à présumer que le phonographe ne prendra pas en république. Quant au téléphone, on peut se demander quel avenir lui est réservé. Ses applications, d'ailleurs innombrables, sont cependant limitées." Il n'imagine pas que le téléphone puisse détrôner le télégraphe.
En ce qui concerne l'appareil de vision à distance, il se refuse à le nommer, alors que les termes électroscope et télectroscope circulent déjà, ce qu'il ne peut ignorer. "Le ... est un appareil dont le nom n'a pas encore été tiré du grec". De manière assez pionnière, il imagine que l'on pourra, comme le phonographe conserve la parole, emmagasiner le produit de ce qui a été capté, ce qui sera la mort de la peinture et de la photographie.
Emile de Marcère en 1878 par Pierre Petit
Vial imagine que le phonographe et le .. seront posés comme deux boîtes de conserve sur le marbre de la tribune de l'Assemblée et que l'on pourra entendre et voir le Marcère d'antan, faisant ainsi une allusion à l'actualité politique : le député de la gauche républicaine Emile de Marcère, qui a conduit l'opposition parlementaire au gouvernement antiparlementariste de Gaétan de Rochebouët souhaité par le Président monarchiste le Maréchal MacMahon, est finalement devenu Ministre de l'Intérieur le 13 décembre 1877.
Enfin Vial imagine ce que pourrait devenir la société lorqu'"un bon tyran, s'installant quelque part, n'aura qu'à pousser un bouton pour entendre ce qui se dit partout, pour parler lui-même à l'univers, pour se faire voir à la fois à Rome, à New York, à Saint-Petersbourg et à Pékin, et pour couper le cou lui-même en même temps à tous les récalcitrants. Ce sera le règne de la république universelle, la vraie, celle qui n'obéit qu'aux caprices monstrueux d'un dictateur unique de millions d'yeux, de millions d'oreilles et de milliards de couperets".
Vial termine en invoquant la fameuse oreille du tyran Denys, que Caravagio et Athanasius Kircher avaient portée au niveau du mythe.
L'oreille de Denys de Syracuse dans la Phonurgia Nova d'Atahansius Kircher (1673)
Vial n'est pas le premier à imaginer l'utilisation d'une technologie audiovisuelle dans les parlements. La journaliste américaine Kate Field, que Graham Bell avait engagée pour assurer les relations publiques du téléphone en Angleterre avait, dès septembre 1877, imaginer que les séances du Parlement britannique pourraient être diffusées par électroscope, au grand bénéfice des femmes à qui il était interdit d'y assister. Mais Vial introduit la notion d'enregistrement non seulement phonographique mais visuel que l'on ne retrouvera qu'en 1892 chez Maximilian Plessner.
L'inquiétude exprimée par Vial sur la société de surveillance que vont engendrer les nouvelles technologies de communication me paraît assez inédite. Josh Lauer (2011) a montré que l'invention du téléphone et du phonographe ont engendré un peur de la surveillance privée, entre époux, thématique que l'on retrouve également dans différents dessins ou passages de Robida dans Le Vingtième SIècle ou La Vie Electrique. (Lange, 2006). Mais chez Vial, c'est bien de surveillance politique qu'il s'agit. Le tyran omni-écoutant qu'il imagine anticipe le Big Brother de George Orwell (1948). Sa vision est même plus radicale, puisque la surveillance qu'il imagine n'est pas celle d'un tyran individu à la manière classique, mais celle de la "démocratie universelle" ou chacun est devenu l'observateur et le dénonciateur des autres, la surveillance de nos actuels réseaux sociaux.
Ernest Vial n'a pas laissé un souvenir impérissable dans l'histoire du journalisme et de la pensée politique. En 1877, il avait publié une brochure, Changarnier en hommage à l'ancien général et homme politique monarchiste qui venait de décéder.
Bibliographie
Ernest VIAL, Changarnier, C. Dillet, Paris, 1877
André LANGE, "Entre Edison et Zola : Albert Robida et l'imaginaire des technologies de communication", in Daniel COMPERE, Albert Robida. Du passé au futur, Encrage, 2006, pp. 110-113
Josh LAUER "Surveillance history and the history of new media: An evidential paradigm", New Media & Society 14(4) 566–582, 2011
André Lange, 14 avril 2023
PAF, Croquis, Le Charivari, 5 mai 1889