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Charles CROS, "Un drame interastral", 
in La Renaissance littéraire et artistique
Paris, 14 août 1872.
 


Voir l'article Charles Cros et la communication interastrale

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La Esperanza, 24 août 1872

 

   

L’Ordonnance CXVIIe du 32e Grand-Maître de l’Astronomie terrestre a soulevé  les criailleries de tout le parti goguenard. Disons-le tout de suite, ce parti, quoiqu’il s’en défende furieusement, rappelle à s'y tromper celui des libres-penseurs, si en faveur il y a quelques siècles. Il le rappelle tellement qu’on peut craindre de le voir se porter aux mêmes excès négatifs, qui nécessiteraient conséquemment les mêmes répressions.

   

Les goguenards ont parlé de retour aux oignons d'Egypte, aux ténèbres des dix-neuvième et vingtième siècles; ils ont proclamé que c'était une restauration, des clergés d'autrefois, une mesure superstitieuse, une fantaisie mythologique  introduite  en  ce  qu'il  y  a  de  plus essentiel  à  la  bonne  marche  des  sociétés  humaines modernes.

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Il me sera facile de réduire à néant ces vaines réclamations. Tout d'abord, il faut remarquer que cette ordonnance n'établit rien qui ne soit déjà dans la pratique réelle depuis de longues années. Elle ne fait que résumer ce qui existait dans les règlements particuliers de presque tous les observatoires  terrestres,  ou  bien  ce  qui  résultait  de nombreuses décisions de la Cour suprême.

   

En effet, il faut être étranger à l'étude la plus élémentaire du droit administratif pour ne pas savoir les formalités exigées  par  tous  les  conseils  d'observatoire  à  l'admission dans la grande coupole et sur la terrasse de correspondance; il faut n'avoir lu aucune des publications astronomiques de ce siècle pour ignorer que ce nom même de mystères de la coupole et de la terrasse, tant critiqué dans" l'ordonnance dont il s'agit, est d'un usage commun, et que certains documents officiels) déjà anciens, l'emploient expressément.

   

Il en est de même  du régime  spécial,  du célibat obligatoire des astronomes qui veulent dépasser le quatrième degré, du serment qu'on exige d'eux et des pénalités particulières auxquelles ils  sont  soumis,  pénalités  d'autant plus  sévères  que  le  degré  du  contrevenant  est  plus élevé.

    

Il y a  déjà  longtemps  que  dans  les  demandes  d'admission aux degrés supérieurs, les aspirants mentionnent en premier lieu leur condition de célibataire et l'austérité de leurs mœurs, avec pièces à l'appui. Or ces choses étaient devenues exigibles en réalité, depuis déjà longtemps, et l'ordonnance CXVIIe est venue simplement régulariser un usage reconnu nécessaire au point de vue de la morale et de la politique. Et ici, l'action de l'ordonnance, au lieu de resserrer l'usage, l'a rendu plus équitable et plus large, en prévenant l'abus de certaines restrictions trop sévères qui commençaient à s'introduire dans plusieurs Cours astronomiques.

    

Mais je sais que les goguenards ne se tiendront pas pour satisfaits de ces explications. Usage si l'on veut, disent-ils, mais usage injuste et mauvais, abus de pouvoir, etc.

    

Pour cette dernière question, qui prouve d'ailleurs immédiatement l'ignorance et l'irréflexion de ceux qui la soulèvent, je ne veux pas entrer dans une discussion proprement dite. Je me bornerai à raconter un fait d'où découlera pour les esprits les plus primitifs, la nécessité d'une réglementation vigoureuse, comme celle qui a naturellement prévalu et qui vient d'être définie dans l'ordonnance CXVIIe.

    

On se rappelle peut-être la retraite subite et inexpliquée d'un directeur de l'Observatoire des Andes-Sud, et les bruits qui suivirent cette retraite, il y a une trentaine d'années. On parla de négligences coupables et de violation des mystères de la coupole. Le mot mystèresse trouve justement dans les journaux de l'époque. Le gouvernement étouffa sagement l'affaire; et le directeur, regretté d'ailleurs à cause de ses travaux fort remarquables, particulièrement sur la flore équatoriale de Vénus, fut admis à la retraite pour raisons de santé.

    

Il est mort maintenant depuis longtemps, ainsi que la plupart des intéressés. Voici donc les faits tels qu'ils se sont passés. Je ne nommerai personne.

    

Ce directeur, exceptionnellement, même à cette époque, ainsi que je l'ai dit, s'était marié. À vrai dire, il était veuf lors de sa nomination; mais il lui restait un fils de vingt-deux à vingt-trois ans.

    

Le jeune homme, doué d'une imagination vive, presque indisciplinée, n'avait aucun, goût pour les études astronomiques et ne voulait faire que de la peinture et des vers. Il a du reste laissé des poésies estimées des gens spéciaux, quoiqu'elles aient un caractère d'étrangeté peu admissible pour ceux qui, comme moi, n'admettent que les chefs-d œuvre normaux et incontestables du XXVe siècle. Revenons à notre histoire.

    

Les études sur la flore vénusienne se faisaient par échange, ainsi que cela se pratique ordinairement; c'est-à-dire qu'il fallait transmettre de la flore terrestre autant de types qu'on en recevait de Vénus. On se servait à cet effet de la grande batterie de trois mille objectifs de 50 centimètres et des réflecteurs y attenant. On sait que cette batterie, qui ressemble à un immense oeil d'insecte, et a coûté vingt-neuf ans de travail aux constructeurs et lune des plus belles batteries de la Terre. Les figures se reproduisent au quatre-centième de leur diamètre pour la distance de la terre à Vénus ; de telle sorte qu'il suffit aux astronomes vénusiens de grossir quatre cents fois les images sur la surface de transmission pour nous les faire recevoir à la grandeur réelle.

    

On procédait donc à l'échange des types botaniques vénusiens et terrestres, et la batterie était constamment pointée sur un pic de Vénus, qu'il est inutile de désigner. Le directeur, absorbé par l'intérêt puissant de sa recherche, eut l'idée, plutôt malheureuse que coupable, de se faire aider par son fils pour la fixation et le classement des photographies qu'on lui transmettait.

    

Il alla, plus tard, jusqu'à confier au jeune homme le poste d'observateur direct,  à l'oculaire.  Ceci ne peut s'expliquer que par une sorte de folie sénile; car, lors de l'enquête, pour motiver un oubli aussi grave des conventions métaplanétaires,  le  malheureux directeur allégua simplement la fatigue de ses yeux à cette époque. Mais continuons.

    

La grande recherche botanique occupait la moitié du temps de la transmission; l'autre moitié était consacrée à la correspondance courante. Le jeune homme fut donc mis au fait de tous les procédés de cette correspondance, et cela sans études, sans régime, sans grades ni serments !

    

Les astronomes subordonnés, peut-être plus soucieux de toucher leur traitement que de veiller aux intérêts sociaux, ou bien encore à cause de leur habitude, louable d'ailleurs, d'obéissance et de respect absolu à l'égard de leur directeur, ces agronomes laissèrent aller les choses. Du reste, ainsi qu'ils l'ont raconté dans l'enquête, le service de la correspondance se faisait, dans ces conditions irrégulières, d'une manière très active et très féconde.

    

J'appelle le jeune homme, simplement pour faciliter le récit, du nom si répandu et si banal de Glaux.

    

Glaux donc semblait tout à coup avoir pris très à  cœur ses fonctions oculaires. Il s'enquérait de tous les perfectionnements possibles à apporter aux transmissions.

    

C'est même lui qui a mis le premier en pratique tant de moyens négligés jusqu'à lui comme purement théoriques et inapplicables. Ce n’est en effet que depuis ces événements qu'on est arrivé à transmettre et à recevoir les phénomènes sonores. On a nié l'utilité de cela ; on dit que nous ne comprenons pas grand-chose à la musique vénusienne et que, quant aux langues parlées, nous ne pouvons les faire prononcer que par l’articulateur mécanique. Les prononcerions-nous, ajoute-t-on, nous y perdrions notre temps, sauf dans la supposition évidemment absurde d'un voyage interplanétaire.

    

C'est, à mon avis, conclure bien vite et bien hargneusement. Je poursuis.

    

D'où venait ce zèle astronomique subit ? La cause en aurait été facile à prévoir, si la vieille routine ne portait pas la plupart des hommes à considérer comme étrange ou impossibles les choses les plus naturelles du monde. En vérité, la science a marché plus vite que la raison et le sens pratique.

    

Voici ce qui était arrivé.

    

Glaux, ayant un jour terminé les transmissions courantes, allait quitter son poète lorsqu'il vit s'avancer sur la terrasse de l'observatoire vénusien un être qu'il ne reconnut pas pour être du personnel de là-haut.

    

En posant d’avance que je tiens compte des distinctions et des restrictions de la science, je dirai, pour parler court, que c’était une femme.

    

Ici ma tâche de narrateur devient difficile. Elle serait impossible si précisément l'ordonnance CXVIIe n'avait pas exactement défini les délits de presse. Je me tiendrai donc strictement dans la loi et je serai très sobre de détails.

    

C'était donc une femme. Glaux, piqué de curiosité, observait ses mouvements. Elle allait de ça et de là paresseusement Je ne puis rien dire de sa beauté extra-terrestre, de sa parure dont nos fleurs les plus somptueuses ne donneraient qu'une idée terne et monotone... Les astronomes jurés du onzième degré peuvent seuls être exactement renseignés sur ces choses, et cela par d'autres moyens qu'une description faite de mots.

    

Mais voilà qu'Elle arrive à l'appareil de correspondance terrestre et s'y arrête.

    

Glaux alors lui fait le salut d'usage au début de correspondances, Elle y répond très pertinemment, en réprimant ce qu'on peut appeler, en vertu d'une analogie légitime, un éclat de rire.

    

Ces détails résultent du journal en prose et en vers qu'a laissé Glaux.

    

En quelques signes échangés, Glaux voit avec surprise qu'Elle est, mieux que lui peut-être, au fait du langage interastral, et le dialogue continue.

    

Mais la Terre et Vénus tournent ; les réfractions atmosphériques brouillent les images et ne permettent bientôt plus que les signes plusieurs fois répétés : À demain !

    

C'est de ce jour qu'on vit Glaux mettre tant de zèle et d'activité ingénieuse à ses fonctions de correspondant.

   

Imagina-t-il de lui-même ces méthodes merveilleuses qu'on ne songe plus à admirer, aujourd'hui que l'usage en est continuel, ou bien en reçut-il communication ? II y a eu peut-être alors des indiscrétions, très avantageuses pour nous, de la jeune Vénusienne, peu soucieuse, comme le sont  généralement  les  femmes,  de garder  les  secrets scientifiques de sa planète.

    

On l'a donc deviné, les deux jeunes gens s'étaient épris l'un de l'autre. Quelle folie ! Quelle déplorable suite de l'inobservance des règlements !

    

Ils crurent vaincre la distance qui les séparait en échangeant les traces les plus complètes de leurs personnes. Ils s'envoyèrent leurs photographies par séries suffisantes à la reproduction du relief et des mouvements.

    

Glaux, aux heures où l'observation était close, s'enfermait en une salle et reproduisait dans des fumées ou des poussières l'image mouvante de sa bien-aimée l’image impalpable faite de lumière seule. Il en réalisa aussi la forme immobile en substances plastiques.

    

C'est alors qu'ils imaginèrent de s'envoyer leur son de voix, leurs paroles, leurs chansons. Tout cela était noté par des courbes et reproduit dans l'appareil électrique à diapasons. Je ne puis rien dire des paroles et des chansons ( ?) venues de si loin.

    

Tout ce que je viens de dire si brièvement, et pour cause, dura trois ans.

    

La troisième année fut terrible, mêlée de ravissement et de désespoirs...  Aurait-on pu sauver à ce  moment les deux insensés, par des mesures énergiques ? C’est douteux. Le mal était fait, irréparable.

    

Un soir que notre crépuscule correspondait au crépuscule du pays vénusien dont il s'agit et tous les apprêts faits de part et d'autre, Glaux et la jeune fille échangèrent un dernier baiser à travers l'espace implacable et se tuèrent.

    

Cette catastrophe faillit compromettre la bonne entente des deux planètes, car la jeune Vénusienne était fille d'un des plus puissants astronomes de là-haut.

    

Tout s'arrangea par des conventions métaplanétaires précises, qui furent conclues alors. L'ordonnance CXVIIe a sanctionné ces conventions sur la Terre. Ainsi sera évitée la suite des malheurs qu'on a pu craindre un instant.

   

Tous les papiers, photographies, photosculptures, phonographies de Glaux sont déposés aux archives centrales. Il faut, comme je l'ai dit, être du onzième degré pour en avoir communication.

   

Malgré ce que je viens de raconter, par autorisation supérieure du reste, je ne désespère pas de voir les goguenards nier encore l'opportunité de l'ordonnance CXVIIe.

Rodolphe Salis, « seigneur » de Chanoirville-en-Vexin. Photographe inconnu.

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