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Charles Cros (1842-1888) 
précurseur de l'enregistrement du son
et de la transmission numérique des images


 

 

Poète et inventeur

 

Charles Cros représente une figure quasi unique dans l'histoire, il incarne cette figure intellectuelle de transition, celle du moment où le règne de la poésie commence à s'estomper au profit de la civilisation du brevet. Ami d'Alphonse Allais, de Paul Verlaine et d'Arthur Rimbaud, il trouve également sa place dans l'histoire des sciences et des techniques aux côtés de Nadar, d'Edison et de Graham Bell.

   

Nous ne commenterons pas ici l'oeuvre poétique de Charles Cros, où se mêlent lyrisme, sensualité, parodie et "esprit zutique". Contentons-nous de citer le célèbre poème "Inscription", qui ouvre le recueil posthume Le Collier de griffes, publié en 1908, vingt ans après la mort du poète. Cros y évoque les principaux thèmes de ses recherches : communication interplanétaire, secrets de la lumière, photographie, enregistrements des sons, amour des femmes...

    

L'oeuvre scientifique de Charles Cros a souvent été moquée, même par ses amis. Ainsi le poète Catulle Mendès écrivait-il de lui "Il avait fait plusieurs trouvailles, assez importantes : le Typhlographe, la Quadrature de l'azimut et de l'almicantarat, la Direction des montgolfières par un boulet de canon projeté de la nacelle, le Phonographe, la Galactothérapie, la Correspondance interplanétaire au moyen d'immenses miroirs d'acier, la Photographie des couleurs, la Transfusion de l'âme, cinq ou six variétés de Sidériscopes et le Monologue". Le grand savant Edmond Becquerel, théoricien de la lumière, portait peu de considération à l'oeuvre scientifique du poète, il est vrai parfois bien farfelue.

 

Il n'en reste pas moins que Cros était respecté dans les milieux scientifiques et l'Académie des Sciences a publié diverses de ses contributions dans ses Comptes rendus hebdomadaires. En 1874, le Comte Th. du Moncel, autorité en matière de télécommunications, fait l'éloge de son télégraphe autographique. Sa description d'un "procédé d'enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l'ouie", déposée le 16 avril 1877 à l'Académie des Sciences, anticipe bel et bien l'invention du phonographe par Edison. Ses travaux sur la photographie en couleurs sont également reconnus comme des contributions importantes.

L'éditeur de l'oeuvre complet de Cros, Louis Forestier a réuni la quasi totalité des contributions scientifiques suivantes de Cros, qui étaient soit parues, du vivant de l'auteur dans des publications scientifiques (les revues 
Les Mondes et Cosmos animées par l'Abbé Moigno)  soit conservées dans les archives de l'Académie des Sciences. Notons cependant que Forestier a négligé, dans cette édition, les commentaires de Cros sur le photophone de Graham Bell (1880), qu'il mentionne pourtant dans sa biographie du poète (p.185). Cros a vu dans l'appareil de transmission optique des sons mis au point par l'inventeur américain la confirmation de ses thèses sur la lumière. Dans sa biographie de Cros, Forestier rapporte cependant le témoignage - pêut-être basé sur une légende - d'Emile Gautier, préfacier du Collier de Griffes selon lequel Cros aurait été invité à lire sa Mécanique cérébrale à l'Académie des Sciences, en présence de Graham Bell et que l'inventeur américain serait aller serrer la main de son collègue poète inventeur en lui disant "C'est une admirable chose, monsieur que vous avez faite là !".

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Cros et la vision à distance

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Lazare Weiller, le concepteur de la "roue à miroirs", dans son article 'La photographie des couleurs", Revue des deux mondes, mars-avril 1894, évoque la figure de Charles Cros, en indiquant qu'"il s'attacha à la transmission des images à distance". A vrai dire, il est difficile de créditer Cros de contribution majeure dans ce domaine. Mais il est indéniable que Cros a imaginé la possibilité de transmettre des images à distance, y compris de manière interplanétaire.

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Il s'inscrit en fait dans la tradition d'un Lucien de Samosate ou d'un Tiphaigne de la Roche, qui avaient eux aussi imaginé des dispositifs permettant la communication interplanétaire. En mai 1869, l'astronome Camille Flammarion invite Charles Cros a faire une conférence dans la salle des Capucines sur les possibilités de communication avec les éventuels habitants d'autres planètes.

 

Cros publie en août de la même année un article intitulé "Etude sur les moyens de communication avec les planètes" dans la revue Cosmos (animée par l'Abbé Moigno qui sera un des premiers, en 1880, à rendre compte du projet de télectroscope de Constantin Senlecq). Dans cet article, Cros imagine un système de transmission lumineuse utilisant une puissante lampe électrique, mise au foyer d'un miroir réflecteur parabolique dont l'axe principal est dirigé vers l'astre destinataire du message. Ce dispositif n'est pas encore vraiment un système de transmission d'images, mais plutôt de transmission de signaux lumineux. Cros imagine même qu'elles devront être les procédures de formalisation des messages pour que les habitants des autres planètes comprennent qu'il s'agit de signaux volontaires et non de simples scintillements. L'aspect le plus intéressant, et pourtant négligé de cet article, est l'idée qu'un dessin peut-être traduit numériquement et donc communiqué par de combinaisons de chiffres. (Voir l'extrait ci-dessous). "On ne sait que transmettre des nombres, c'est donc avec des nombres qu'on va s'entendre". Cros est donc un des précurseurs de la numérisation des images, que concrétiseront en 1880 J. Gras, sus-chef de section de télégraphie militaire et  en 1886 le Lieutenant anglais Alexander Glen

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Plus élaboré, si l'on ose dire, est le système imaginé dans la fantaisie "Un drame interastral", publiée par Cros en 1872 et dédiée à Rodolphe Salis, l'animateur du cabaret Le Chat Noir. Dans ce récit, censé se passer en 2872, les habitants de la Terre communiquent avec les Vénusiens et échangent avec ceux-ci des images de fleurs :

 

"Les études sur la flore vénusienne se faisaient par échange, ainsi que cela se pratique ordinairement; c'est-à-dire qu'il fallait transmettre de la flore terrestre autant de types qu'on en recevait de Vénus. On se servait à cet effet de la grande batterie de trois mille objectifs de 50 centimètres et des réflecteurs y attenant. On sait que cette batterie, qui ressemble à un immense oeil d'insecte, et a coûté vingt-neuf ans de travail aux constructeurs et lune des plus belles batteries de la Terre. Les figures se reproduisent au quatre-centième de leur diamètre pour la distance de la terre à Vénus ; de telle sorte qu'il suffit aux astronomes vénusiens de grossir quatre cents fois les images sur la surface de transmission pour nous les faire recevoir à la grandeur réelle.

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On procédait donc à l'échange des types botaniques vénusiens et terrestres, et la batterie était constamment pointée sur un pic de Vénus, qu'il est inutile de désigner."

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Un vieil astronome commet l'erreur de confier à son fils la batterie d'observation. Celui-ci, que Cros surnomme Glaux, tombe amoureux d'une Vénusienne avec qui il échange sons et images."Ils crurent vaincre la distance qui les séparait en échangeant les traces les plus complètes de leurs personnes. Ils s'envoyèrent leurs photographies, par séries suffisantes à la reproduction du relief et des mouvements."  Glaux imagine de nouveaux dispositifs permettant de mieux communiquer et même, "aux heures où l'observation était close, s'enfermait en une salle et reproduisait dans des fumées ou des poussières l'image mouvante de sa bien-aimée, image impalpable faite de lumière seule. Il en réalisa aussi la forme immobile  en substances plastiques". 

L'idylle intersidérale dure trois ans, mais les deux amoureux finissent par se suicider, ce qui conduit à l'adoption d'un Convention métaplanétaire réglementant les procédures de communication.

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En 1873, la revue La Nature (p.287)  publie dans sa chronique  "Académie des sciences" (séance du 23 septembre 1873) un compte-rendu du "Projet de communication avec les habitants de Venus"

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La postérité de Cros

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"Un drame interastral" est certainement une date importante dans l'histoire de la littérature de science-fiction. Les Cahiers du Collège de Pataphysique, n°19,  consacré au thème "L'avenir futur ou non", qualifie cette oeuvre de "texte canonique".

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Le premier continuateur de Cros fut certainement son frère Antoine.. Trois ans après la mort de Charles, il a transmis à l'Académie des Sciences en 1891 un mémoire - dont nous ignorons si il a été conservé - intitulé Le Téléplaste. Exemple de transformation de la forme en rythme et réciproquement. Transmission d'une forme au loin sans transport de matières (cité dans les Comptes rendus hebdomadaires, juin 1891, p.1496).

L'ami astronome Camille Flammarion, qui lui a rendu hommage dans ses 
Mémoires biographiques et philosophiques d'un astronome revient au thème de la communication interastrale dans roman  La fin du monde (1894), où il imagine une communication entre la Terre et Mars par le biais d'un téléphonoscope. René Barthélemy, le principal inventeur français de la télévision, lui rendra hommage dans un discours lors des Commémoration du soixante-dixième anniversaire de l'invention du phonographe par Charles Cros au Conservatoire national des Arts et Métiers, 19 décembre 1947 

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La postérité de Cros au XXème siècle est évidemment importante dans la littérature de science-fiction et dans toute la littérature pseudo-scientifique sur les extra-terrestres. Elle prend son essor avec Hugo Gernsback, créateur du concept de science-fiction, mais également grand vulgarisateur, à travers ses magazines "scientifiques", de la radio et de la télévision.

Certes la conquête spatiale, amplement télévisée, et la connaissance de plus en plus précise du paysage martien ont un peu érodé l'enthousiasme des partisans de la communication interastrale. Mais la fantaisie continue au XXIè siècle, non sans une pointe de nostalgie, comme l'indique le  charmant panneau 
A Proposal for Sending and Receiving Moving-Picture Signals between the Planets Earth and Mars by Means of Electric Telescope que me transmit en 2002 l'illustrateur américain Roger Leyonmark, qui se souvient d'avoir lu l'Etude sur les moyens de communication avec les planètes à la bibliothèque de Buffalo.

 

 

 

Charles Cros photographié par Nadar (v.1878).

Visions

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Inscription

 

Mon âme est comme un ciel sans bornes ;

Elle a des immensités mornes

Et d'innombrables soleils clairs ;

Aussi, malgré le mal, ma vie

De tant de diamants ravie

Se mire au ruisseau de mes vers.

 

Je dirai donc en ces paroles

Mes visions qu'on croyait folles,

Ma réponse aux mondes lointains

Qui nous adressaient leurs messages,

Éclairs incompris de nos sages

Et qui, lassés, se sont éteints.

 

Dans ma recherche coutumière

Tous les secrets de la lumière,

Tous les mystères du cerveau,

J'ai tout fouillé, j'ai su tout dire,

Faire pleurer et faire rire

Et montrer le monde nouveau.

 

J'ai voulu que les tons, la grâce,

Tout ce que reflète une glace,

L'ivresse d'un bal d'opéra,

Les soirs de rubis, l'ombre verte

Se fixent sur la plaque inerte.

Je l'ai voulu, cela sera.

 

Comme les traits dans les camées

J'ai voulu que les voix aimées

Soient un bien, qu'on garde à jamais,

Et puissent répéter le rêve

Musical de l'heure trop brève ;

Le temps veut fuir, je le soumets.

 

Et les hommes, sans ironie,

Diront que j'avais du génie

Et, dans les siècles apaisés,

Les femmes diront que mes lèvres,

Malgré les luttes et les fièvres,

Savaient les suprêmes baisers.

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Le Collier de griffes, 1908

"Can we Radio the Planets ?", Couverture de Radio News, February 1927. (Hugo Gernsback, editor)

(Source : AmericanRadioHistory)

Editions de référence

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On doit aux travaux du critique Louis Forestier de disposer d'une édition des oeuvres complètes de Charles Cros, intégrant à la fois ses oeuvres littéraires : Le Coffret de Santal (1873), Le Collier de griffes (paru à titre posthume en 1908), les Monologues (1877-1882), écrit pour l'acteur Coquelin Cadet et ses communications scientifiques : CROS (Charles), Oeuvres complètes. Edition établie par Louis Forestier et Pascal Pia,  Club des Libraires de France, Paris, 1964. 

 

CROS (Charles). CORBIERE (Tristan), Oeuvres complètes. Charles Cros, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer. Tristan Corbière, édition établie par Pierre-Olivier Waler avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance. Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", Gallimard, Paris, 1970 

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 Textes scientifiques 
 

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Etudes historiques

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BARTHELEMY, R., "Discours", Commémoration du soixante-dixième anniversaire de l'invention du phonographe par Charles Cros au Conservatoire national des Arts et Métiers, 19 décembre 1947 in ACADEMIE DES SCIENCES, Notices et discours. t. 2 : 1937-1948.  Institut de France, Académie des sciences, Gauthier-Villars, Paris, 1949, pp.676-681.

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De fil en aiguille. Charles Cros et les autres. Numéro spécial. Les pionniers de la communication, Bibliothéque nationale, 1988. 

 

CHRISTIE, I. "A Context of Intermediality", in ABEL, R. a,d ALRMAN R., The Sounds of Early Cinema, University of Indiana Press, Indianapolis, 2001.

​

FORESTIER, L. Charles Cros. L'homme et l'oeuvre, Bibliothèque des Lettres modernes, Minard, Paris, 1969.

​

ISLER-DE JONGH, A., "Inventeur-savant et inventeur-innovateur : Charles Cros et Louis Ducos du Hauron Les commencements de la photographie en couleurs", Revue d'histoire des sciences, Vol. 35, No. 3 juillet 1982, pp. 247-273

​

PERRIAULT, Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audio-visuel, Flammarion, Paris, 1981. (Fournit une étude très détaillée de la conception du phonographe par Charles Cros et Thomas A. Edison).

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VERSIN, P., "Charles Cros" in Encyclopédie de l'utopie et de la science-fiction, L'Age d'Homme, Lausanne, 1972.

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Site sur Charles Cros

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Charles Cros, l'inventeur perpétuel, site de Jean-Paul Legrand.

Extrait de "Etude sur les moyens de communication avec les planètes", IIème partie, Cosmos, 14 août 1869, pp. 168-170

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La fin du compte rendu de la séance du 16 mai 1887 de l'Académie des Sciences. La note de Cros n'a pas été retrouvée.

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Charles Cros par Luque

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Roger Leyonmark, A Proposal for Sending and Receiving Moving-Picture Signals between the Planets Earth and Mars by Means of Electric Telescope, 2002

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André Lange, 25 janvier 2002 - Révisions 13 janvier 2018, 17 février 2018, 28 avril 202

 

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