top of page
Les futuristes italiens et la télévision
Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) et Pino Masnata (1901-1968)

 

Une esthétique exaltant les machines

   

Le mouvement futuriste fut lancé par F.T. Marinetti qui publia "Fondazione e Manifesto del Futurismo" dans Le Figaro du 20 février 1909. Né d’une réaction au post-romantisme fin de siècle, le futurisme se caractérisa par son culte de la modernité, de la machine, de la vitesse mais aussi par son adhésion à l’idéologie fasciste et, plus généralement au culte de la guerre.

   

Les futuristes italiens se sont intéressés très tôt au cinéma (Publication du manifeste "La cinematografia futurista", dans L’Italia futurista, 11 settembre 1916) et l’on a pu déceler dans certaines peintures futuristes une influence de la chronophotographie de Muybridge et de Jules-Etienne Marey. L’influence du cinéma, art du mouvement et du montage sur l’écriture poétique des futuristes a fait l’objet de diverses études. (1) 

​

Ils font également aux technologies de communication, comme en atteste Telegrafo e telefono dell'anima. Con norme e regolamento di F.T. Marinetti un recueil de G. Gerbino publié en 1926.

 

Radio et télévision au secours du théâtre

​

Le 15 janvier 1933, Marinetti, publie  un manifeste Teatro totale per le masse (Théâtre total pour les masses) marqué par le climat populiste de la politique culturelle fasciste. Il imagine une révolution de l’art scénographique dans un spectacle total qui ferait circuler les spectateurs autour de scènes où convergent "cinématographie, radiophonie, téléphonie, lumière électrique, néon, aéropeinture, aéropoésie, tactilisme, humorisme et parfum" (2). Le nouveau temple théâtral aura une structure circulaire de deux cents mètre de diamètre, avec une rampe intérieure dont les parois "légère- ment arrondies, offrent de nombreux écrans mouvementés pour les projections d’aéro-peinture, d’aéro-poésie et pour la télévision". Le spectacle pourrait se composer d’un soleil d’aurore illuminant les spectateurs, se transformant successivement en soleil couchant puis en lune "en se mêlant aux perspectives de la rue populeuse d’une ville américaine présentée sur un écran de télévision" (3).

   

En avril 1933, un autre futuriste Fernando Raimondi publie le Manifeste sur le théâtre futuriste, dans lequel il lance le slogan "cinématographe, radio et télévision au service du théâtre futuriste " (4). Toujours en 1933, Marinetti publie "Il teatro aereo radio- televisivo" (5). Ce texte est publié alors que des expériences sur la télévision ont lieu depuis quatre ans en Italie au sein d'organisme de radiodiffusion du régime faciste, l'URI, puis l'EIAR.(6)

​

La Radia

   

Le "Manifesto futurista della Radio" est publié dans La Gazetta del Popolo, 22 settembre 1933. Ce texte, qui selon Luciano de Maria   ne mentionne pas le second auteur, Pino Masnata, sera repris dans diverses autres publications (7). Masnata, qui était d'une génération plus jeune que Marinetti, avait rejoint le mouvement futuriste dès l'âge de dix-huit ans et venait d'être sacré en 1933 "poeta campione nazionale futurista" après la publication de son recueil de poésie Tavole parolibere (1932).

MARINETTI Filippo Tommaso - MASNATA Pino, "Futurista manifesto pri radio", in L’Esperanto. Periodico di Informazione e Commenti, Ventiduesimo Anno - n. 7, Torino, Luglio 1935; 50,9x37 cm., pp. 4.  - Photo extraite de la collection de manifestes futuristes réunie par Paolo Tonini sur le site L'Arengario Studio Bibliografico), avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

N. KULBIN, Profil Marinetti-ego  (Zdrój 13:3-4, 57) Reproduction by courtesy of Slavic and Baltic Division  of the New York Public Library

(1) VERDONE, M., "Ginna e Corra - Cinema e letteratura del futurismo" in Bianco e Nero, XXVIII, n.10-11-12, ottobre- novembre- dicembre 1967, réédité en volume Cinema e letteratura del futurismo, Ed. di Bianco e Nero, Roma, 1968.

​

(2) Voir LAPINI, L., Il teatro futurista italiano, Mursia, Milano, 1977 et CALVESI (M.), Le futurisme, Editions Tête de Feuilles, 1976, p.22

​

(3) Cité par LISTA, G., Futurisme, manifestes, proclamations, documents, Editions de l'Age d'Homme, Lausanne, 1973, p.286.

​

(4) Cité par LISTA, G., Théâtre futuriste, II, L’Age d'Homme, Lausanne, 1976, p.212.

​

(5) in MARINETTI, F.T., e LAREDO DE MENDOZA, S.,  - RUSSO, A., Ali e squadriglie. Antologia d’ali e d’ardore pubblicata con l’auspicio del R. Aero Club d’Italia, Milano, Impresa Editoriale Italiana, 1933).

​

(6) Les premières expériences de télévision en Italie ont été menées au sein de l'UIR à partir du 28 février 1929 en utilisant le disque de Nipkow. On trouvera un article assez détaillé du point de vue technique sur l'état des recherches sur la télévision dans l'annuaire 1931 de l'EIAR : A.B., "Televisione" in Annuario 1931, IX, Ente Italiano Audiozioni Radiofoniche, Roma, 1931, pp.199-215. En 1932, l'EIAR dispose d'appareils d'origine allemande achetés à la Fernseh AG (société créée à Berlin en 1929, après un voyage de Baird à Berlin et qui associait la Baird Television, Zeiss Ikon, Robert Bosch et Loewe Radio. Les premières présentations expérimentales au public italien se font dans le cadre de la V Mostra Nazionale de la Radio à Milan en 1933. Il est probable que c'est dans ce contexte que Marinetti et Mesnatta écrivent "La radia". Il semble qu'en 1936 le Vatican ait approché Marconi - qui avait déjà travaillé à l'établissement international du réseau de Radio Vatican - pour qu'il mette en place une télévision du Vatican.Des émetteurs en ondes courtes sont intallés, respectivement en janvier 1938 et mai 1939 à Monte Mario et Torre Littoria. Voir notamment CASETTI, F. (a cura di), Bibliografia sulla televisione in Italia, Fondazione Rizzoli ; GRASSO, A., Storia della televisione italiana, Garzanti ; MONTELEONE F., Storia della radio e della televisione in Italia, Marsilio, Venezia, 1992 ; EMMERSON A., "Early Television in Italy", International Vintage Electronics Museum, 1998.

​

(7) «Manifesto della radio» in Futurismo, Roma, 1 ottobre 1933; con il titolo «Manifeste de la Radia futuriste» in Comoedia, 15 décembre 1933 e in Stile Futurista,  Anno I n. 5, 1934 e Anno II n. 9/10, 1935; con il titolo «Futurista manifesto Pri Radio» in L'Esperanto, Anno XXII n. 7, Torino, luglio 1935; con il titolo «La radia. Manifesto futurista» in Autori e Scrittori, Anno VI n. 8, Roma, agosto 1941.

​

Pino Masnata (1901-1968)

La radia (extraits)

  

Nous possédons dorénavant une télévision de cinquante mille points pour chaque grande image sur grand écran. En attendant l’invention du télé-tactilisme du téléparfum et de la télésaveur nous futuristes nous perfectionnons la radiophonie destinée à centupler le génie créateur de la race italienne abolir l’antique fadeur nostalgique des lointains et imposer partout les paroles en liberté comme son logique et naturel mode d’expression (...)

​

1. Liberté de tout point de contact avec la tradition littéraire et artistique. Toute tentative de relier la radia à la tradition est grotesque

​

2. Un Art nouveau qui commence où cesse le théâtre le cinématographe et la narration

 

3. Immensification de l’espace. Non plus visible ni encadrable la scène devient universelle et cosmique

​

4. Captation amplification et transfiguration de vibrations émises par les êtres vivants par les esprits vivants ou morts drames d’états d’âmes bruissant sans paroles

​

5. Captation amplification et transfiguration de vibrations émises par la matière Comme aujourd’hui nous écoutons le chant du bois et de la mer demain nous serons séduits des vibrations d’un diamant ou d’une fleur

​

6. Pur organisme de sensations radiophoniques

​

7. Un art sans temps ni espace sans hier et sans demain La possibilité de capter des stations transmettant des postes en divers fuseaux horaires e le manque de lumière détruiront les heures le jour et la nuit La captation et l’amplification avec la valvule thermoionique de la lumière e des voix du passé détruiront le temps

​

8. Synthèse d’infinies actions simultanées

​

9. Art humain universel e cosmique comme voix avec une vraie psychologie-spiritualité des bruits des voix et du silence

​

10. Vie caractérisée par chaque rumeur e infinie variété de concret-abstrait et fait-songé par le biais d’un peuple de bruits

​

11. Luttes de bruits et de lointains divers c’est-à-dire le drame spatial ajouté au drame temporel.

​

12. Paroles en liberté La parole s’est développée comme collaboratrice de la mimique et du geste 

​

Il convient que la parole soit rechargée de toute sa puissance donc parole essentielle et totalitaire ce qui dans la théorie futuriste s’appelle parole-atmosphère Le paroles en liberté filles de l’esthétique de la machine contiennent un orchestre de bruits e d’accords bruissants (réalistes et abstraits) qui seuls peuvent aider la parole colorée et plastique dans la représentation fulgurante de ce qui ne se voit pas S’il ne veut pas recourir aux paroles en liberté le radiaste doit s’exprimer dans ce style parolibre (paro-libero) (dérivé de nos paroles en liberté) qui circule déjà dans les romans avant-gardistes et dans les journaux ce style parolibre typiquement rapide éclatant synthétique simultané

​

13. Parole isolée répétition de verbes à l’infini

​

14. Art essentiel

​

15. Musique gastronomique amoureuse gymnastique etc.

​

16. Utilisation des bruits des sons des accords harmonie simultanéité musicale et bruitiste des silences tous avec leur gradation de dureté de crescendo e de diminuendo qui deviendront d’étranges pinceaux pour peindre délimiter et colorer l’infini obscur de la radia en donnant cubicité rotondité sphérique en fond géométrie

​

17. Utilisation des interférences entre stations et du surgissement et de l’évanescence des sons

​

18. Délimitation et constitution géométrique du silence

​

19. Utilisation des diverses résonances d "une voix ou d’un son pour donner le sens de l’ampleur du local où la voix est exprimée

​

Caractérisation de l’atmosphère silencieuse ou semi-silencieuse qui enveloppe et colore une voix donnée son bruit

La traduction du Manifesto della Radia telle que parue dans Coemedia, 15 décembre 1933. Le paragraphe citant la télévision a disparu.

Ce manifeste s’ouvre par la liste des attendus esthétiques tels qu’établis par le IIème Congrès futuriste (dépassement de l’amour par la femme, dépassement du patriotisme par la religion de la patrie, dépassement de la machine par l’identification de l’homme à la machine, dépassement de la peinture par l’aéropeinture, dépassement de la terre par l’intuition des moyens disponibles pour réaliser le voyage sur la lune, etc... Cette liste se termine par la reconnaissance de la l’arrivée de la télévision, annonciatrice d’autres formes de communication à distance :

     

"Possediamo oramai una televisione di cinquantamila punti per ogni immagine grande su schermo grande Aspettando l’invenzione del teletattilismo del teleprofumo e del telesapore noi futuristi perfezioniamo la radiofonia destinata a centuplicare il genio creatore della razza italiana abolire l’antico strazio nostalgico delle lontananze e imporre dovunque le parole in libertà come suo logico e naturale modo di esprimersi."

     

"Nous possédons dorénavant une télévision de cinquante mille points pour chaque grande image sur grand écran. En attendant l’invention du télé-tactilisme du téléparfum e de la télésaveur nous futuristes nous perfectionnons la radiophonie destinée à centupler le génie créateur de la race italienne abolir l’antique fadeur nostalgique des lointains et imposer partout les paroles en liberté comme son logique et naturel mode d’expression ".

​

La radia est le nom proposé par Marinetti et Masnata pour désigner les "grandes manifestations de la radio". La radia se distingue des modes de communication périmés que sont le théâtre (tué par la radio et défait par le cinéma sonore), livre (coupable de la myopie de l’humanité), ni cinématographe "perché il cinematografo è agonizzante a) di sentimentalismo rancido di soggetti b) di realismo che avvolge anche alcune sintesi simultanee c) di infinite complicazioni tecniche d) di fatale collaborazionismo banallizzatore e: di luminosità rifessa inferiore alla lumunosità autoemessa della radio-televisiva".

   

Anticipant certaines analyses de Marshall McLuhan, c’est donc par son caractère strictement technique (la luminosité auto émise) que Marinetti et Masnata opposent la télévision au cinéma.

   

En forme de manifeste, le texte énumère ce que sera la radia (voir extrait ci-contre).

  

Une Radia sans images ?

   

Il est clair que la Radia n’est pas uniquement la radio, la radiodiffusion sonore. Les deux allusions à la télévision sont très explicites à ce sujet. Il est cependant frappant que dans cet imaginaire de la radia soit quasi uniquement sonore. Bien que conscients de l’existence de la télévision, Marinetti et Masnata participent ainsi du mouvement d’avant-guerre de recherche esthétique sur la radio (8). Diverses expériences de radio futuristes seront tentées avant la Seconde Guerre mondiale, notamment , à Liège, par le Groupe Moderne d’Art (9). Mais, à notre connaissance, aucune expérience de télévision ne s’est explicitement revendiquée du manifeste de Marinetti et Masnata.

   

Il est intéressant de constater que le manifeste "La Radia" est exactement contemporain des premiers débats qui ont commencent en Italie, cette même année 1933 et qui vont se développer dans les revues italiennes de cinéma.

 

L'image, art dominant du siècle

   

Masnata reviendra sur la thématique de l'image dans un hommage à Marinetti, vingt ans après sa mort : "La poésie a le caractère de l'art dominant du siècle". Le mouvement futuriste surgit de "la passion pour l'image optique" : "image que l'on cherchait à faire devenir - et qui, de fait, devenait - language humain de communication et d'information. Photographie, photochronique, rotogravure, cinématographie, télévision, affiche publicitaire, roman-photo, dessins animés, écrits lumineux dans la nuit..." (10).

​

​

​

André Lange, 24 décembre 2000 / Révision 17 février 2018

Pour les éditions contemporaines, voir les " Nota ai testi " in MARINETTI, F.T., Teoria e invenzione futurista, (a cura di Luciano De Maria), Arnoldo Mondadori, Milano, 1968, p. CXXXIII. Ce volume contient le texte " La radia ", pp.205-210, dont nous traduisons nous-même des extraits. Traduction en anglais par Stephen Sartarelli in KAHN, D. and WHITEHEAD, G. (ed.), Wireless Imagination. Sound, radio and the Avant-garde, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts / London, England, 1992, pp.265-268.

 

 

Voir également :MARINETTI, F.T., Il teatro futurista Sintetico (dinamico - alogico - autonomo - simultaneo - visionico), A sorpresa, Aeroradiotelevisivo, Caffè Concerto, Radiofonico (senza critiche ma con Misurazioni), Napoli, CLET, 1941; 24x17 cm., brossura, pp. 64. Testi di Azari, Balla, Boccioni, Buzzi, Cangiullo, Carli, Chiti, Depero, Fillìa, Folgore, Govoni, Nannetti, Rognoni, Settimelli, Soggetti, Vasari.

​

Le manifeste de Marinetti et Masnata est une référence récurrente dans les expériences et théorisations de l'art radiophonique, mais le passage sur la télévision est souvent négligé, voir complètement occulté du manifeste. Voir

 

​

(8) Voir KAHN, D. and WHITEHEAD, G. (ed.), op.cit.

​

(9) LAUREYS, A.-M., La vie littéraire à Liège entre les deux guerres, Mémoire de licence en Philologie romane, Université de Liège, inédit.

​

(10) MASNATA, P., Marinetti oggi, Edizioni dell'Istituto Internazionale di Studi sul Futurismo, Milano, 1945, cité in VERDONE, M. Teatro del tempo futurista, Bulzoni Editore,Roma, 1988, p.409. Traduction A. Lange.

Je tiens à remercier Michel FINCOEUR, ancien étudiant de la Licence ELICIT (ULB) dont le travail "Futurisme et télévision", réalisé pour mon cours d'"Histoire de la télévision", Année académique 1993-1994, a attiré mon attention sur "La Radia" de Marinetti et m'a été utile pour la préparation de cette page.

bottom of page