top of page

Un débat précoce sur les rapports cinéma / télévision 
dans l'Italie mussolinienne (1933-1940).

 

     
C'est en Italie qu’est née, en 1933, une réflexion théorique sur la télévision dans ses rapports avec le cinéma, mais aussi avec le théâtre et la radio, comme l’illustre le manifeste La radia des futuristes Filippo Tommasso Marinetti et Pino Masnatta. Ce débat apparaît dans le contexte de la première démonstration publique de la télévision - qu'on appelle alors radiovisione - en Italie à l'occasion de la V Mostra Nazionale de la Radio (Milan, 8 octobre 1933). Il se déroule entre 1933 et 1940 dans diverses revues de cinéma et témoigne de la maturité théorique qu'a atteint l'approche théorique du cinéma dans l'Italie de l'entre-deux-guerres. (1)

​

Edoardo Lombardi

   

Un critique de cinéma, Edoardo Lombardi, écrit dans Scenario, giugno 1933 : "Comme le cinéma, après avoir mal copié le théâtre, a généré l'art "muet", la radiophonie a, par la suite promu l'art "aveugle", qui engendre ses propres moyens d'expressions. (...) La radiovision menace un nouveau bouleversement. L'art muet a acquis la voix ? L'art aveugle retrouvera-t-il la vue ? L'esthétique du cinéma sonore sera-t-elle la même que celle de la radiovision ? Le film représentera pour la radiovision ce que le disque représente pour la radiophonie. Mais il y a un détail curieux, une sorte de compromis qui laisse songeur. Dans les récepteurs que le commerce peut offrir ˆ un prix raisonnable, le format de l'image est assez petit, comme celui d'une photographie ordinaire : 9 X 12, par exemple. Il s'agira donc d'images réduites. Mais des poupées animées, ces homoncules clairs-obscurs, auront un volume de voix...normal ! Voilà, à notre avis, la véritable inconnue du nouveau spectacle, sa véritable nature. Quelles grosses voix dans ces petites bouches. Quels crépitements sous ces petits pieds ! Pourrons-nous nous habituer ?"

 

La revue Intercine et l'intervention de Rudolph Arnheim

   

La théorisation des possibilités offertes par la télévision est un des projets de la revue Intercine, créé en 1935 par le fonctionnaire de l'administration fasciste du cinéma,  Luciano De Feo et dont le projet est d'intégrer la dimension technologique dans le discours théorique de l'esthétique du cinéma. Dans l'article "Televisione. Le sue possibilità educative, le sue tendenze, le sue conquiste economiche" (Intercine, n.5, maggio 1935), O. Blemmler imagine le rôle social de la télévision autour du trinôme - aujourd'hui classique - information / formation / divertissement. Il imagine également le rôle que la télévision pourra jouer au service de la publicité. Corrado Pavolini ("Televisione e Giornalismo", Intercine, 2 febbraio 1935) imagine le rôle que la télévision jouera dans la couverture des spectacles sportifs.

​

C'est également dans Intercine que le critique allemand Rudolph Arnheim publie "Vedere lontano" (Intercine, 2 febbraio 1935) (1), Réfugié en Italie jusqu'en 1938, Arnheim deviendra par la suite Professeur de Psychologie des arts à l'Université de Harvard et collaborateur de la revue Leonardo. Il est un des fondateurs de la théorie du cinéma, influencé par l'école gestaltiste (étude de la perception des formes).

​

"Les intérêts de l'homme vont bien au-delà des limites de perception de ses sens. La télévision est sa dernière invention et peut-être la plus importante. Elle peut l'aider à résorber l'écart entre ses intérêts et ses possibilités sensorielles. Ce nouvel instrument paraît magique et mystérieux (...)"

   

Analysant la supériorité de la télévision par rapport à la radio dans la transmission de l'information, Arnheim perçoit que la télévision va permettre à la radio de remplir un rôle qu'elle remplissait insuffisamment : "nous rendre immédiatement témoin de ce qui se passe autour de nous et dans le vaste monde". Le documentaire devrait donc devenir la forme privilégiée de la télévision. Arnheim insiste cependant sur les limites esthétiques de la télévision, qui peut être un outil de transmission (comme l'automobile ou le train) mais qui "n'offre aucune possibilité artistique". Arnheim est un des premiers à s'inquiéter des conséquences négatives de la télévision sur la vie intellectuelle : "La télévision nous renvoie une image de l'homme dans son milieu beaucoup plus plus complète et précise que celle que nous possédions dans le passé. Mais elle réduit également le domaine réservé au langage et à la littérature et, par voie de conséquence, elle réduit notre faculté de penser. Plus nos possibilités d'expérience directe sont parfaites, plus facilement nous nous laissons prendre à l'illusion dangereuse qui consiste à croire que voir équivaut à connaître et à comprendre".

   

Arnheim - qui a peut-être lu l'article visionnaire "Le télécinéma" qu'Emile Vuillermoz avait publié dans Le Temps du 1- septembre 1930 -  indique également les conséquences sociologiques que pourrait entraîner la consommation massive de télévision : conformisme, repli sur la cellule familiale au détriment des autres activités sociales, consommation passive. Le téléspectateur deviendrait un "ermite pitoyable". "L'ermite pitoyable, reclus dans sa salle de séjour, qui reçoit comme une expérience de sa propre vie une scène qui se passe à des centaines de kilomètres de chez lui, le téléspectateur qui ne peut ni rire ni applaudir en public sans se sentir ridicule, voilà l'aboutissement d'un développement séculaire qui a conduit l'homme d'aujourd'hui du feu de camp, de la place du marché, de l'arène, au repli devant son poste de télévision pour y consommer seul le spectacle."

   

Ce texte d'Arnheim nous apparaît aujourd'hui remarquable non pas tant par sa justesse prophétique - après tout les recherches récentes en communication on remis en cause ce paradigme du téléspectateur passif - que par la manière précoce dont il énonce, dès 1935, avant même l'implantation du medium, une méfiance qui va devenir lieu commun à partir des années 50.

 

La revue Cinema

    

Le débat se prolonge dans la revue Cinema, dirigée entre octobre 1938 et juillet 1943 par Vittorio Mussolini, fils du Duce. On y trouve notamment un article de Renato Castellani, scénariste et futur réalisateur de cinéma et de télévision, qui pose l'équation "Télévision film muet = Radio : spectacle sonore". Castellani perçoit également l'avenir de la télévision dans le documentaire, en raison de ses capacités de transmission à distance et de simultanéité, mais considère que la simultantéité n'est pas nécessaire au cinéma, art du montage et supérieur au théâtre parce que justement il supprime la simultanéité. (R. CASTELLANI, "La radio a lezione del cinematografo", Cinema, 25 dicembre 1936)

   

C'est également dans la revue Cinema que Michelangelo Antonioni, récemment arrivé à Rome pour y faire carrière dans le cinéma, publie, en avril 1940, son article "Allarmi inutili" sur la télévision.

 

La revue Bianco e nero

    

Dans la revue Bianco e Nero, organe du Centro Sperimentale di Cinematografia, qui fut, sous la direction d'Umberto Barbaro, le véritable centre intellectuel du cinéma italien durant les dernières annnées du fascisme, Aldo de Santis diagnostique au contraire la convergence de l'esthétique de la télévision avec celle du cinéma, dans la mesure où elle a en commun les problèmes d'éclairage, de cadrage, d'angle, de mouvements, de récitation, de coupes, de montage, de rythmes, de contrepoint, etc. "Grand ou petit écran, arc ou tube cathodique, les règles de grammaire et de syntaxe doivent être uniques pour les compositions qui opèrent sur nous au moyen des voies sensorielles également sollicitées". De Santis imagine que la télévision se présentera sous forme d'une suite de courts métrages, que l'on pourrait intituler "Nous avons vu pour vous...". "Naturellement cette sorte de courts-métrages télévisés devrait être reprise et montée avec un esprit aigu d'observation et même avec une certaine poésie et avec humour". Enfin, De Santis insiste sur la nécessité de mettre en place des formations en collaboration avec les centres universitaires de cinéma expérimental.

 

La télévision dans deux films italiens de 1939

   

En 1939, la télévision apparaît dans deux films italiens de comédie :

  • dans le film Batticuore de Mario Camerini (1939), qui se passe dans le royaume imaginaire de Stivocavie, des diplomates parlent à la télévision. Suite à une interférence, ils sont remplacés à l'écran par de splendides jambes de danseuses.

 

  • dans Mille lire al mese de Massimiliano Neufeld (1939), la télévision est une machine narrative. L'action se passe dans les milieux d'une supposée télévision hongroise.

​

​

Dès son premier numéro (1936), la revue Cinema comportait un article de O.M.Corbino sur la télévision. (Coll. André Lange).

(1) La plupart de ces textes - à l'exception, assez curieusement de celui de Michelangelo Antonioni - sont réunis dans GRASSO A., Storia della televisione italiana, Garzanti, Roma, 1992. Sur l'histoire des revues de cinéma en Italie dans l'entre-deux-guerres, voir BRUNETTA G.P., Cinema italiano tra le due guerre. Fascismo e politica cinematografica, Mursia, Milano, 1975 et BRUNETTA G.P., Storia del cinema italiano, 1895-1945, Editori Riuniti, Roma, 1979.

​

(2) ARNHEIM R., "Vedere lontano", Intercine, 2 febbraio 1935, traduit en français sous le titre "Prospectives pour la télévision" par Françoise Pinel in Le cinéma est un art, L'Arche, 1989 d'après l'édition en anglais, Film as art, 1958. Voir également ARNHEIM R.,  I baffi di Charlot. Scritti italiani sul cinema 1932-1938, Edited by Adriano D’Aloia Edizioni Kaplan: Torino, 2009

Rudolf Arnheim (1904-2007)

Ce texte a été rédigé en 2000, alors que l'accès aux revues italiennes m'était quasi impossible. Il mériterait d'être revu en tenant compte du fait que la plupart des revues italiennes de cinéma de l'époque sont à présent accessibles dans la bibliothèque numérique de la Biblioteca Luigi Chiarini.

bottom of page