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L'électroscope du Professeur Gnidrah : en 1882 un canular australien imagine la transmission d'événements sportifs
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"The Electroscope", The Herald, 31 October 1882

Le canular de l'electroscope inventé par le New York Sun en mars 1877 arrive en Australie en juillet 1877 (Northern Star, Lismore, NSW  21 July 1877, puis 17 autres titres jusqu'au 5 octobre 1878).

 

Le terme elecroscope va être repris dans un article de The Herald, le grand quotidien de Melbourne, le 31 octobre 1881 pour lancer un nouveau canular, celui de l'electroscope du Professeur. Gnidrah. Cet article remarquable, qui, à ma connaissance, n'a jamais été cité par les histories de la télévision ou les archéologues des médias, est le premier à proposer l'idée de la transmission en direct d'un événement sportif, mais également à envisager une utilisation militaire de l'appareil de vision à distance. Repris, le 30 novembre 1882 dans une version très allégée par deux quotidiens néo-zélandais, The Press and The Globe, le canular va circuler aux Etats-Unis et en Europe en 1883 et 1884 au grand étonnement du quotidien de Melbourne

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Le canular du Professeur. Gnidrah est lancé à l'occasion de The Melbourn Cup, principal événement hippique d'Australie. Créé en 1861, ces courses ont un impact social considérable :​ elles réunissent 80 000 personnes sur l'hippodrome de Flemington et on estime qu'elles sont suivies par un million de personnes dans ce qu'on appellle alors "les Colonies" (Australie et Nouvelle Zélande). The Herald, un des principaux quotidiens du soir de Melbourne, fondé en 1840, s'adresse à la bourgeoisie locale et sous le label "impartial but not neutral" albitionne être un journal de référence.

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Gravure représentant la ligné d'arrivée de la Melbourne Cup,  (Source : Wikipedia)

Introduction : la théorie de la lumière du Professeur Gnidrah

 

L'article commence par une introduction historique, d'apparence érudite mais probablement empruntée à un livre de vulgarisation de l'histoire des sciences tel que Curiosities of Science, Past and Present: A Book for Old and Young , de John Timbs, paru en 1860. Sont cités les débats sur la possibilité de communiquer à distance entre le jésuite Famianus Strada et l'évêque Wilkins, la contribution d'Addison, la découverte de l'électromagnétisme par Œrsted. Vient ensuite une brève histoire du téléphone, du microphone et du phonographe, évoquant les noms de Reiss, d’Elisha Gray, de Graham Bell et d’Edison.

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Cette longue introduction débouche enfin sur l’annonce de la nouveauté, dont peut s’enorgueillir l’Australie et qui devrait révolutionner l’époque aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre. Un Professeur Gnidrah (anagramme évident de Harding, un nom assez commun en Australie), établi à Victoria depuis quelques années travaille sur la transmission des images en recourant à l’électricité.  Suit une explication de théorie optique assez farfelue, formulée dans un charabia pseudo-scientifique et pas très aisé à traduire.

 

Ayant adopté la théorie vibratoire de la lumière, le Professeur Gindrah argumente que dans la lumière se trouvent les vibrations elles-mêmes. Cette théorie est confirmée par l’expérience : il est démontré qu’un haut degré de particules dans du fer doux produit de la chaleur et un degré encore plus élevé produit de la lumière. De plus, le professeur a découvert que dans les notes de musique comme dans la lumière, les différentes couleurs sont le résultat de différents degrés de vibration. Dès lors, dans une unité de temps donné, les ondes de mouvement égales à 266 dix millionièmes de pouce produisent la couleur à l’extrême fin du spectre, tandis que pour les ondes de l’extrême violet 107 dix millionièmes de pouce sont suffisants, la moyenne étant de 50 000 vibrations par pouce. Il a également été découvert que la couleur est produite par la nature de la surface des molécules ou des particules des corps qui reprennent ou éteignent certaines vibrations de l’air, tandis que seules celles qui refusent de les absorber sont renvoyées à l’œil, et c’est de cela que dérive le sens de la couleur.

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Tout cela découvert, il reste deux difficultés à résoudre : l’identification du medium qui doit recevoir l’impression et les moyens par lesquels cette impression peut être sensible au point vers lequel elle doit être transmise. Pour cette ambitieuse entreprise ont été conçues des présentations émettrices  de toute personne placée dans le focus de l’émetteur vers l’autre extrémité de la ligne de communication.

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La découverte d'un alliage adéquat et le financement de l'expérience

 

Beaucoup d’ingéniosité mécanique et de recherche scientifique ont été mobilisées pour l’élucidation de ces deux problèmes. Il a été découvert que de fines plaques de métal sont sujettes à des pénétrations vibratoires sous l’influence de la lumière à une certaine ampleur. Jusque il y a quelques semaines cependant, on n’avait pas découvert un métal suffisamment sensible pour pouvoir recevoir de manière précise une impulsion des vibrations de manière telle qu’il puisse produire un mouvement similaire à l’autre bout de la ligne de communication. Un alliage particulier, d’une apparence similaire à celle d’un miroir, s’est avéré être la solution à cette difficulté. Une expérience préliminaire a donné d’excellents résultats, au point qu’il est apparu opportun de mener une expérience de plus grande ampleur avant de demander un brevet universel. Un syndicat de colons bien connus pour leur esprit d’entreprise a été formé et, reconnaissant les mérites scientifiques et le grand potentiel financier de l’opération, a entrepris de fournir les fonds nécessaires. Les dispositions ont été prises pour mener l’expérimentation, tout en préservant la confidentialité de l’opération.

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Les dirigeants de The Herald, ayant de tout temps été disponibles pour améliorer les résultats de la Melbourne Cup et la rapidité de publication des résultats de cette compétition ont accepté l’offre du Professeur Gnidrah d’utiliser son électroscope. Un certain nombre de scientifiques et de personnalités publiques ont été invitées à assister à l’expérience.

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La description de l'appareil

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Expliquant qu’il a été mandaté pour relater l’expérience, l’auteur de l’article, que l'on suppose être un journaliste, passe alors à un récit à la première personne typique du grand reporter. Devançant la réception des autres visiteurs, il arrive en avance pour rencontrer le Professeur Gnidrah dans un immeuble de Bolton Lane, près de Little Collins Street, dans le centre d’affaire de Melbourne. Il décrit la pièce dans laquelle il est reçu : celle-ci est décorée avec des drapeaux, tandis que la paroi du fond est recouverte d’un rideau de feutre, suspendue à un fil avec des anneaux et qui cache tout ce qui est derrière. Dans la salle sont disposés une vingtaine de sièges équipés chacun d’une tige verticale supportant une paire de jumelles disposée sur une rotule et dont la hauteur est ajustable par un écrou aisément accessible à l’observateur. Entre les sièges et le rideau, est disposée une petite table sur laquelle on peut voir des instruments en laiton et une autre jumelle binoculaire d’un format inhabituel à laquelle est attaché un long fil isolé.

 

Le professeur présente au journaliste un « observateur de détails » (Detail Observer), qui a la forme d’un petit télescope de laiton, qui se révèle être un bon télescope réfracteur (achromatic telescope) avec un  champ de vision réduit et une forte capacité d’agrandissement. L’oculaire, ou la combinaison qui en tient lieu, cependant, n’est pas vissée. Il consiste en une lentille ordinaire placée devant un fin disque de métal poli argenté aussi brillant qu’une lentille de spéculum et présentant l’aspect d’un minuscule miroir convexe inséré dans un support conique de cuivre fin a partir du sommet duquel un fil de cuivre isolé passe, à travers un isolant, dans l’obturateur arrière de l’instrument. Le tout est monté sur le logement de rotule sur d'un trépied du type de ceux qu’utilisent les arpenteurs. Au-dessus du principal tube est fixé un petit télescope de recherche. Grâce à une disposition ingénieuse les deux instruments sont focalisés simultanément par un mouvement de la tête fraisée de l’écrou de focalisation. Selon les explications du professeur, cet instrument est en tout point identique, à l’exception du pouvoir de focalisation,  à l’instrument plus large posé sur la table.

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Cet « observateur de détail » est conçu pour le travail de terrain, dans lequel une forte capacité d’agrandissement est nécessaire, couplée avec une grande portabilité. Par exemple, en temps de guerre, un général peut envoyer un éclaireur de confiance avec un tel instrument avec une bobine de fil isolé pour établir la connexion. Si l’éclaireur oriente cet instrument vers n’importe quel point, les vibrations des rayons projetés sur le disque dans le cône de réception seront transmises par fil à un instrument similaire à celui-ci. L’instrument est l’exact opposé de l’Observateur (Observer) en construction. Le fil passe à travers l’extrémité arrière du tube pour se connecter avec le disque de métal. Les vibrations étant reproduite, la contrepartie de l’image est projetée sur le disque et observée à travers l’oculaire. L’image produite est très précise, explique le professeur, et vous pouvez imaginer son utilité pour les soldats en temps de guerre et pour l’ensemble de la communauté en temps de paix.

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L'arrivée des personnalités

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Les explications sont interrompues par l’arrivée de diverses personnalités, dont quatre au moins sont des personnages réels : les astronomes Robert L.J. Ellery (1827-1908) et Edward John White (1831-1913) ainsi que les parlementaires James Balfour (1830-1913) et James Munro (1832-1908). D’autres personnalités arrivenont par la suite : un juge suprême, un industriel, le Maire de la Ville, des directeurs de l’administration du Telegraph Department et M. Cosmo Nowberry, un personnage réel qui était le Superintendent of Juries and Awards.

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Robert L.J. Ellery, astronome

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Edward John White, astronome

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Hon. James Balfour

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Hon. James Munro

Démonstration de l'appareil

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Le journaliste profite de l’arrivée des personnalités pour regarder au travers de l’oculaire de l’appareil. Son étonnement est tel qu’il manque de casser celui-ci : il est en effet extrêmement surpris de voir un des plus beaux spécimens des chevaux de course australiens, avec son jockey et son entraîneur. Il peut examiner le détail des chaussons et de la calèche et l’impression est telle qu’il s’attend à entendre le hennissement de la bête. La scène change brusquement : le télégraphe est en vue, les numéros sur la ligne de départ sont dressés. Un autre mouvement et la scène se porte sur « Don Juan Joe », le bookmaker, avec son carnet, son chapeau et tout son équipement. Il paraît si proche que le narrateur a envie de lui transmettre ses salutations.

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Interrompu par le professeur, le journaliste est invité à regarder le récepteur principal, qui était jusque là caché derrière le rideau. C’est une large surface de verre plat de 17 pieds carrés (518,16 cm carrés) derrière lequel un immense disque de métal blanc brille comme un miroir poli. Le professeur explique que le principe de fonctionnement est le même que celui de l’autre appareil. Il diffère cependant par sa taille et par sa fonction. Alors que le «detail observer » sert pour l’observation rapide mais limitée, le «general» doit donner une vision complète, couvrant une large zone et permettant l’observation des détails grâce aux jumelles installés qui ont été décrites précédemment.

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Le journaliste indique enfin que l’installation par les autorités du Telegraph Department du câble qui doit relier l’instrument d'observation et le câble dans le cabinet du professeur a pris quelque retard mais que tout sera prêt pour le moment de la course. Le professeur suggère que le visionnement de celle-ci devrait être rapportée par The Herald et devrait être honorée du titre de « first Sight Message », de premier message visuel.

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Le narrateur décide finalement de ne pas se rendre à l’hippodrome de Fulmington pour assister à la course mais de suivre celle-ci « par le télégraphe ». Il constate que les sièges avec les jumelles sont monopolisés par les personnalités, dont il a le privilège de faire partie. Pendant l’événement, toutes les sources de lumière externes sont recouvertes de tapis afin que l’obscurité la plus complète règne dans la salle. Apparaît alors à l'écran une main géante présentant une enveloppe de taille Brobdigmagienne (allusion de l'auteur aux géants de Swift, mais peut-être aussi au téléscope de taille Brodigmagienne dans les Tales of Two Citoes de Dickens) sur laquelle on pouvait lire en grandes lettres d'une écriture commerciale "Flemington Racecourse, 31 Octobre 1882. Compliments du Dr. Gnisgrah à la compagnie avec les meilleurs voeux de satisfaction de cette grande course hippique dans ce qu'il croît être des circonstances uniques dans l'histoire du monde". 

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La foule à l'hippodrome de Flemington

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Apparaît pendant un instant une image floue qui évoque pour l’auteur la dissolution des images dans les projections de lanterne magique de son enfance. Le Professeur explique qu’elle correspond à la mise au point progressive de l’instrument d’observation. Apparaissent alors les alentours de l’hippodrome de Flemington, avec leur myriade d’êtres vivants, se déplaçant ici et là. Tous les détails de l’excitation croissantede la foule sont rendus avec une telle précision qu’il est difficile de ne pas s’imaginer que l’on est présent sur place. Les spectateurs manifestent leur grande satisfaction et en particulier les clerical visitors expriment  le plaisir qui consiste à assister à un tel événement sans avoir à affronter les désagréments de l’atmosphère viciée et de l’environnement discutable qui caractérisent les compétitions hippiques. Avant que les spectateurs ne quittent la salle et que les journalistes n’arrivent pour écrire leur compte-rendu de la course, le Maire propose une acclamation pour le professeur et pour les dirigeants du Herald.

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Le narrateur conclut en savourant son privilège de premier témoin à pouvoir décrire cette première démonstration de l’électroscope et informe ses lecteurs que la nouvelle circulait dans la salle de la création dans les prochains jours d’une société d’exploitation, les 20 000 actions de £5 ayant été souscrites. Dès lors plus de détails devraient bientôt être disponibles et des démonstrations pour un public plus large devraient avoir lieu.

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Un texte à la fois dense et vivant

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Parmi les différents canulars de l’époque, le récit du Herald se caractérise à la fois par sa longueur, sa densité, ses prétentions théoriques, ses citations littéraires et le caractère extrêmement vivant de ses descriptions. Certes les considérations théoriques nous apparaissent fumeuses et la description technique des appareils bien improbables, malgré l’abondance des détails. On notera l’absence de l’utilisation du terme caméra pour désigner l’appareil de captation (désigné par le terme de observing instrument). Il n’en reste pas moins que les descriptions indiquent chez l’auteur une certaine familiarité avec les appareils d’optique, au point que l’on peut se demander si l’auteur du canular n’est pas un des deux astronomes nommément cités. La distinction entre un « detail observer » et un « general observer » est assez originale, de même que la conception d’un appareil portable utilisable dans les opérations militaires. La description de l’émerveillement des images visionnées, de la sensation de présence sur les lieux de l’action est plus détaillée et vivante que celle des autres canulars et fait penser aux témoignages des premiers témoins des projections du cinématographe des frères Lumière. Les notions de successions de scènes successives, de gros plans, de générique introductif sont déjà perceptibles. 

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Le contexte social et économique est également esquissé de manière très vivantes : les principales catégories de notables sont invitées, le parrainage de l’opération par le grand quotidien local anticipe l’intérêt de la presse écrite pour les nouvelles technologies, les réactions des clerical visitors sur la possibilité d’éviter les gênes sociales de l’assistance aux événements mobilisant les foules témoigne de l’espoir que ces technologies font miroiter pour éviter le voisinage des « classes dangereuses ».

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On notera que les courses de Flemington ont été filmées pour la première fois le 3 novembre 1896, soit à peine quatorze ans après le  skit du Herald par Marius Sestler, opérateur des frères Lumière. Le frisson du direct en moins, on peut supposer que les spectateurs des six films consacrés à la Melbourne Cup ont ressenti à peu près les mêmes impressions que celle décrites par le correspondant du Herald assistant à la démonstration de l'electroscope du Professeur Gnidrah

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Le curieux destin d’un canular

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Selon Daniel R. Wilson (1), l'auteur du canular est le journaliste John Harding, journaliste au Herald. Le canular s'inscrit dans la mode des "scientific skits" pratiquée par divers journalistes de Melbourne, tels que Ross Cox et Marcus Clarke. Le terme de "scintific skit" est apparu aux Etats-Unis à la fin des années 1860 (2) Le "scientific skit", prenant la forme d'une nouvelle d'anticipation, est finalement un genre littéraire plus qu'un genre journalistique, mais sa publication dans un journal d'information, jouant sur l'ambiguïté statutaire du texte, lui donne son efficacité en tant que canular.

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A la différence des autres canulars, celui du Professeur Gnidrah n’a pas été repris immédiatement par les autres journaux. Le texte était à la fois long, un peu ardu et le parrainage du Herald à l’expérience supposée donnait au quotidien une sorte d’exclusivité. Il est probable aussi que le public australien n’a pas été dupe et a considéré le texte pour ce qu’il est, une fantaisie littéraire et pas une nouvelle (news). Le nom du Professeur Gnihrad serait rapidement tombé dans l’oubli si l’histoire n’avait été reprise, de manière abrégée un mois plus tard, le 30 novembre 1882 par deux quotidiens néo-zélandais, The Press et The Globe. On trouvera dans un autre article de ce site les circonstances de cette reprise et son impact beaucoup plus large, non seulement dans la presse néo-zélandaise, mais également aux Etats-Unis, au Canada et en Europe et finalement le retour de l'histoire en Australie..

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André Lange, 30 mai 2020 / Mise à jour 31 mai 2020

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(1)  WILSON D.R., The Magnetic Music of the Spiritual World, by the author,  Electricity and Sound on the Victorian Stage. Bishop’s Stortford: Self-published., 2015

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(2) La plus ancienne occurrence que nous avons identifiée apparaît dans le magazine de Boston Every Saturday, le 8 février 1868.

 

En Australie, il apparaît dans l'article "Under the Verandah" (dont la graphie anticipe étrangement celle de Gnindrah) paru le 5 février 1881 dans le journal de Melbourne Leader à propos de la recension d'un ouvrage fictif parue dans The Age le 22 février 1881.

Le texte de The Herald est emprunté à l'hémérothèque numérique TROVE  de la National Library of Australia. Celle-ci nous a également permis de repérer les citations de l'histoire dans les autres titres de la presse australienne. 

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