
UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
15. Le porte-voix dans la Révolution française : aux origines d'une métaphore
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Un objet peu présent
La période de la Révolution française a été l'occasion de tellement de bouleversements politiques, sociaux, communicationnels, linguistiques que l'on pouvait se poser plusieurs questions sur le devenir du porte-voix durant ces dix années de rupture. Le porte-voix a-t-il été utilisé lors des manifestations de rue ? Comment se répartit l'usage des termes représentants, délégués, porte-parole, porte-voix ? La métaphore du porte-voix est-elle encore une véritable image ou est-elle déjà une catachrèse ? Est-ce bien durant la Révolution française qu'apparaît cette signification figurée "Personne ou chose qui fait connaître quelque chose en l'amplifiant." qu'actent les dictionnaires du 20ème siècle ?
Une étude détaillée sur des corpus de discours et des corpus iconographiques de textes disponibles dans les bibliothèques numériques nous conduit à relativiser l'importance de l'instrument dans les événements révolutionnaires, mais à préciser l'origine de la métaphore du "porte-voix politique".
Les représentations iconographiques de porte-voix dans les estampes et les témoignages d'utilisation de porte-voix dans les narrations des journées révolutionnaires sont rares, voire inexistants, Malgré l'importance de la parole durant cette période, la technologie du son, l'acoustique, ne semblent pas avoir été au centre des préoccupations. L'acoustique de la salle des Tuileries où se réunit la Convention nationale était mauvaise au point que Danton, le 5 ventôse an II (23 février 1794) posa un point d'ordre, déclara que c'était une véritable sourdine, se plaignit qu'il fallut une voix de Stentor pour se faire entendre et demanda que l'on confie à un artiste la mission d'améliorer la situation.(1). Danton, comme l'on sait, n'avait pourtant pas une faible voix et dès 1790 avait été qualifié d'"étonnant porte voix national" (2). Cette requête donna lieu à différents projets, dont celui de réaliser une sorte de gigantesque porte-voix, constitué d'un pavillon de plus d'un mètre de diamètre relié à la bouche de l'orateur par un système compliqué de longs tuyaux s'emboîtant les uns dans les autres.(3).
Comme nous l'avons-vu, l'utilisation de porte-voix, en français, dans le sens de représentant, ou de porte-parole, existe avant l'invention et la généralisation de l'instrument . Le terme a donc moins de force référentielle que les termes anglais de speaking trumpet, italien de tromba parlante, ou allemand de Sprachrohr .Le terme n'a guère été utilisé, dans un sens métaphorique, chez les Philosophes des Lumières. Mis à part deux occurrences dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, la métaphore ne se trouve pas dans les principaux textes de Montesquieu, Voltaire, Diderot et n'est pas attestée dans les dictionnaires.
Dans le vocabulaire de 1789, les membres de l'Assemblée nationale "portent la parole".. Le Règlement de l'Assemblée prévoit que son Président "porte la parole en son nom". Rendant compte des interventions, le Journal des Etats généraux entame ses verbatim par un "M. X... porte la parole". Porter parole", dans les écrits de la seconde moitié du 18ème, signifiait le plus souvent "promettre". Dans le vocabulaire de l'Assemblée cette expression a donc une sorte de sens purement technique, sans qu'elle implique une notion de représentation de la parole d'autrui. Il est probable qu'elle ait été retrouvée par les juristes dans la langue des anciens Etats-généraux, dont les actes sont réédités en 1789 par différents éditeurs (4) L'évolution du processus révolutionnaire, et en particulier les événements de rue font apparaître le rôle de porte-parole, personnalité qui n'a pas de mandat formel, mais qui prend la parole pour parler au nom du peuple : le porte-parole est celui par lequel le peuple devient sujet d'énonciation. Le modèle en est Stanislas-Marie Maillard, qui a participé à la prise de la Bastille et à l'arrestation de son gouverneur de Launay, puis à pris la tête de la Marche sur Versailles des 5 et 6 octobre 1789 et monte à la tribune de l'Assemblée constituante pour y lire une déclaration. La pratique n'est cependant pas réellement conceptualisée à l'époque et le terme n'apparaît dans les Annales parlementaires, qu'au 16 décembre 1792 lorsque qu'il est mentionné que Charlier, de son banc, "sert de porte-parole à toute l'extrême gauche". (6)
Le terme porte-voix ne semble guère, durant les années révolutionnaires, avoir été plus souvent utilisé, mais il l'a été de manière moins formalisée que porte-parole. L'exemple le plus frappant d'un usage métaphorique se trouve dans une déclaration de l'Amiral Charles-Henri d'Estaing, nommé Commandant de la garde nationale après la prise de la Bastille, sympathisant du mouvement révolutionnaire, qui a refusé de réprimer les manifestations de Versailles des 5 et 6 octobre 1789. Le 13 juillet 1790, à la barre des Etats généraux il témoigne de la ,fidélité de la Marine à l'Assemblée nationale et file une métaphore maritime et proclame "nous serons les porte-voix de la liberté : (7)

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(1) "Sur l'acoustique de la salle de séance", in Discours de Danton? Edition critique par André Fribourg, Société de l'histoire de la Révolution française, 1910, p.275
(2) Journal général de la Cour et de la ville 28 novembre 1790, p.460
(3) BERTAUD J.P., L'An I de la République, Perrin, 1992. La source de cette information n'est pas précisée.
(4) Elle apparaît deux fois dans la "Harangue pour le tiers-Etat de France au roi Charles IX, aux Etats généraux d'Orléans le 13 janvier 1560 faite par M. Lange, avocat du roi en sa ville de Bordeaux", reprise dans DUVAL, Recueil de pièces originales et authentiques, concernant la tenue des États-Géneraux d' Orléans en 1560, sous Charles IX; de Blois en 1576, de Blois en 1588, sous Louis XIII, Lalourcé and Duval. 1789, b.1, pp.260-261. M. Lange s'explique de "porter parole mal polie" au Roi mais rappelle qu'il fut "porté parole" au roi Charles VI". Egalement in MAYER, C.J., Des Etats généraux et autres Assemblées nationales, Tome 10, La Haye,1789, pp.421-422 et in LALOURCE, Forme générale et particulière de la convocation et de la tenue des assemblées nationales, ou Etats-généraux de France, justifiée par pièces authentiques. Barrois lʾaīné, 1789, pp.260-261.
(5) La figure du porte-parole dans la Révolution française a fait l'objet d'études depuis les années 1980 : CONEIN,B., "La position de porte-parole sous la Révolution française", in GLATIMY, M., (dir.) Peuple et pouvoir. Essais de lexicologie, Presses Universitaires de Lille, 1981 GUILHAUMOU J., GUILAUMOU, J., "Décrire la Révolution française. Les porte-parole et le moment républicain (1790-1793)", Annales Année 1991 46-4 pp. 949-970 ; GUILAUMOU, J., L'avènement des porte-parole de la République (1789-1792), Presses universitaires du Septentrion, 1998. Voir également WALMICH S., "La patrie en danger, rumeur et loi", Hypothèses, 2001/4, pp.293-302 qui utilise plutôt le terme de "porte-voix" "Cependant, avec la Révolution française et selon l’adage bien connu vox populi vox dei, cette voix du peuple est devenue une voix sacrée. Toutefois, la voix du peuple ne laisse pas de trace immédiate, il faut donc tenter une approche par les porte-voix. Ces porte-voix sont Cambon qui, le 19 juillet, lit l’adresse marseillaise et Santerre qui, le 20 juin 1792, lit le texte de la députation du faubourg Saint-Antoine"
(6) Archives parlementaires de 1787 à 1860,Première série (de 1787 à 1799), tome LV, 1899, p. 87. On trouve une seconde occurrence le 5 juillet 1793 lorsque des Sections de citoyens se sont présentées à la porte de la Convention nationale et que la Section 1792, dont le porte-parole se nomme Charles Delacroix, se présente à la barre Archives parlementaires de 1787 à 1860,Première série (de 1787 à 1799), tome LXVIII, p. 288. On trouve les termes "porteurs de paroles de paix et de conciliation" le 30 Septembre 1790.
(7) Journal des Et́ats généraux, convoqués par Louis XVI., Volume 13, 13 juillet 1790, Le Hodey., 1790 p. 323.
(8) "Discours de M. d'Estaing, orateur de la députation de l'armée de mer, lors de la séance du mercredi 13 juillet 1790 [travail de l'Assemblée et productions du roi et des ministres]", Archives Parlementaires de la Révolution Française Année 1884 17 p. 80

Jean-François Janinet, Evenement du 14 juillet 1790 : serment des Fédérés au Champ de Mars, Estame (détail) : Source : Standord University / French Revolution Digital Archives

"Brissot chantant dans un porte-voix", détail de la caricature "Gare aux faux pas", 1791 (BNF / Gallica)

"Nous serons les porte-voix de la liberté". Le procès-verbal des Archives parlementaires propose une version plus détaillée : "Nous serons, s'il est permis de s'exprimer ainsi, les porte-voix de la liberté". Le "s'il est permis de s'exprimer ainsi" indique qu'il y a eu une certaine audace à faire un jeu de mot de marin, qui joue à la fois par rapport à l'instrument et au "porter parole". Le mot de d'Estaing est aussitôt répété par le Président de l'Assemblée nationale, Charles-François de Bonnay. (8)
Les autres occurrences que nous avons pu relever dans les Archives parlementaires pour la période révolutionnaire sont moins significatives (9). Le terme est frappé négativement dans le discours de Barère du 8 vendôse de l'An II (26 février 1794), qui dénonce la circulation dans Paris de fausses informations sur les prix par des "crieurs salariés, des porte-voix mercenaires".
Dans le contexte des luttes idéologiques révolutionnaires, les porte-voix sont devenus des personnes suspectées d'être des mercenaires stipendiés pour propager des fausses nouvelles et des dénonciations calomnieuses. On en trouve un autre exemple chez Beaumarchais, accusé de menées contre-révolutionnaires par la Convention. Dans une lettre ouverte à son dénonciateur, un certain M. Chabot, l'auteur du Mariage de Figaro qualifie de "peu décent" la qualification de porte-voix. (10)
A force d'être utilisée dans les dénonciations, la métaphore finit par devenir une catachrèse : on n'oublie qu'au départ le porte-voix est un instrument acoustique. Mais certains se plaisent à le rappeler, ainsi le journaliste du Républicain qui écrit que "Letourneur n'est que le porte-voix, le tuyau d'orgue de Carnot".
Le révolutionnaire qui semble avoir eu le plus recours au terme porte-voix est Gracchus Babeuf. Il utilise le terme aussi bien dans son propre que dans son sens métaphorique. Dans un article son journal Le Tribun du peuple, le 4 Pluviôse de l'An III (23 janvier 1795) (11), il s'adresse aux aristocrates émigrés :
(10) BEAUMARCHAIS P.A.C. de "Lettre à M. Chabot", 7 juin 1792", p.4

(11) Article dans Le tribun du Peuple, 4 Pluviôse de l'An III (23 janvier 1795), p.293, repris in BABEUF C., Journal de la liberté de la presse, An II - An III. Réédition EDHIS, 1966,
(12) Le Tribun du peuple, 15 Brumaire de l'an IV (6 novembre 1795) p.20, ibid, p. 31
(13) Le Tribun du peuple, 17 Brumaire de l'An IV, p.57
(14) Le Tribun du Peuple, 28 frimaire de l'an V (18 décembre 1796), p.235
Le porte-voix, en tant que moyen de communication, est donc d'abord associé, de même que le télégraphe, de manière négative, à la propagande réactionnaire. Le 15 Brumaire de l'an IV (6 novembre 1795), l'Abbé Poncelin est dénoncé, pour un article de presse comme "l'un des premiers porte-voix de la caste dorée". Dans le même article, de manière plus neutre, le journal Le Mercure est qualifié de "porte-voix" (12). Deux jours plus tard, 17 Brumaire de l'An IV, s'adressant à Fouché de Nantes par qui a "fait du tapage" contre un de ses articles; Babeuf écrit encore "Ce sont tes porte-voix qui ont été hier soir dans chaque endroit où se trouvent les patriotes, et qui ont semé l'alarme contre cette production" (13)
Mais dans un article du 28 frimaire de l'an V (18 décembre 1796), Babeuf s'approprie l'instrument et écrit : "Je suis le porte-voix de l'indignation patriotique, qui se révolte de la progression étrangement rapide de l'audace faquiniste" (14)
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"La presse, ce porte-voix de génie"
Babeuf n'est cependant pas le premier à utiliser la comparaison de la presse et du porte-voix, qui paraît s'être imposée pendant les années passionnées de la Convention. Dès le 13 juin 1792, les Annales patriotiques et littéraires écrivent : "La presse, ce porte-voix de génie, ce bienfait inestimable, à qui l'univers entier devra bientôt la liberté et la lumière, devient quelque fois favorable à la propagation des idées des méchans et des sots". (15)
Charles-Henri d'Estaing, qui avait garanti que la Marine serait le porte-voix de la liberté a été guillotiné le 28 avril 1794, sous la Convention. Gracchus Babeuf, le porte-voix de l'indignation patriotique est à son tour guillotiné le 27 mai 1797 sous le Directoire. Les deux hommes qui ont donné de l'éclat à la métaphore du porte-voix étaient d'origines et de camps opposés. Avec eux, le porte-voix, qui était simple instrument de communication ou simple locuteur représentant d'autres personnes, a trouvé le sens qui est encore le sien aujourd'hui : celui de locuteur le plus autorisé, le plus efficace pour défendre une cause. Il est donc profondément lié à l'émergence d'une sphère publique dans un régime démocratique. Aussi n'est-il pas étonnant de le voir associé au dénigrement de la démocratie délibérative durant la période napoléonienne. Ainsi chez Pierre Gruet, faisant l'éloge de la République cisalpine instituée le 27 juin 1797 par le général Bonaparte, qui interdit aux journalistes de commenter des projets de loi : "La tribune publique, dans une assemblée délibérante, n'est que le porte-voix de la discorde pour créer des factions ; elle ferait périr mille républiques pour une qu'elle sauverait une fois". (16)
Curieusement, on retrouve la même comparaison entre presse écrite et porte-voix dans l'intervention de Guizot, commaissaire du roi Louis XVIII, défendant le 21 avril 1819 un texte sur la presse qui interdit aux journaux de commenter les travaux de l'Assemblée. Cependant, le porte-voix n'est plus connoté négativement : il signifie, en principe, relais fidèle, même si, dans certains cas, défectueux, il peut être infidèle. Mais les conclusions politiques de Guizot sont les mêmes que celles de Gruet : il n'est pas du rôle de la presse de commenter les débats parlementaires.(17)

(15) Annales patriotiques et littéraires de la France, et affaires politiques de l'Europe 14 juin 1792
(16) GRUET P., De la constitution propre aux Cisalpins, Dentu, Paris, an IX (1801), p22
(17) Archives parlementaires, Deuxième série, Tome 23, p.720-722
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Iconographie du porte-voix pendant la Révolution française
En tant qu'instrument de communication, mis à part quelques mentions dans des actions militaires, nous n'avons identifié aucun témoignage de harangue où le recours à un porte-voix est mentionné. Il n'est dès lors pas étonnant de ne pas trouver d'illustrations des journées révolutionnaires incluant la représentation de porte-voix. Même lors de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 sur le Champ de Mars, dont on imagine les conditions acoustiques assez problématiques pour tenir des discours, l'utilisation de porte-voix n'est pas mentionnée. Il existe bien une estampe de Jean-François Janinet où l'on vit trois soldats, debout sur une estrade à la gauche des escaliers montant vers l'autel de la Patrie, soufflant dans un instrument, mais il s'agit plus vraisemblablement de trompettes que de porte-voix.
En matière de caricature, la présence du porte-voix est assez faible également, et sans commune mesure avec ce que sera celle des speaking trumpets dans les caricatures anglaises durant la période des guerres napoléoniennes. Le recueil La caricature révolutionnaire d'André Blum n'en relève que deux : "Gare aux faux pas" et "C'est semés des perles devant les pourceaus : leçon donnée par Ro... ". (20)
(20) BLUM A., La caricature révolutionnaire, (1789 à 1795), Jouve, 19.., , pp.142-143 et 181
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