UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
15. Jeremy Bentham, théoricien des tuyaux de conversation
Les propositions de Dom Gauthey formulées en 1782-1783 sur la transmission de la voix par le biais de tuyaux ne paraissent pas avoir eu d'écho en Angleterre. Moins de dix ans plus tard, un des principaux philosophes anglais, Jeremy Bentham (1738-1842), va formuler une idée assez similaire dans ses écrits sur son fameux Panopticon, un projet architectural de prison modèle qu'il va défendre pendant plus de vingt ans. D'abord intégrée dans un modèle de surveillance carcéral, l'idée du recours aux "tuyaux de conversations (conversation tubes) va être étendue à d'autres usages, domestiques, militaires, administratifs. Très attaché à son idée, Bentham va approcher le gouvernement britannique pour défendre l'idée d'un recours systématique à des tuyaux de cuivre pour organiser la transmission d'information, listant les applications possibles. Il continuera à proposer un recours aux "tuyaux de conversation" jusque dans ses derniers écrits, plaidant en particulier pour leur installation dans les Ministères.
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Un des philosophes de l'utilitarisme
De Jeremy Bentham, Marx a écrit qu'il était "la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie" (1). . Bentham écrivait beaucoup, mais finalisait rarement ses publications, dont l'édition a souvent été prise en charge par des amis ou par son exécuteur testamentaire. C'est ainsi que le fameux mémoire sur le Panopticon adressé en 1791 à l'Assemblée nationale est en fait une compilation de lettres réalisées par un traducteur suisse, Etienne Dumont, et qu'une grande partie des écrits de Bentham a été publiée à titre posthume par son exécuteur testamentaire John Bowring. Entreprise en 1959 avec le Bentham Project, la publication scientifique de l'oeuvre du philosophe est une oeuvre de longue haleine, non encore achevée : depuis 1968, vingt-deux volumes ont été édités, sans compter douze volumes de correspondance et une édition en ligne des manuscrits, dont beaucoup restent à transcrire.
Un tel corpus fait évidemment les délices des historiens des idées politiques, Bentham ayant été non seulement un théoricien mais un observateur engagé des événements internationaux de son époque, de la Révolution française à la Révolution bolivarienne. Très en vogue au 19ème siècle en France, la pensée de Bentham a été négligée dans le courant du 20ème siècle, mais redécouverte, par l'analyse que Michel Foucault a donné, dans Surveiller et Punir (1975) du projet de Panopticon (2). Les traductions progressives, l'accès plus facile aux textes originaux grâce à la numérisation des éditions originales et des traductions anciennes, de nouvelles traductions et la création d'un Centre Bentham à l'Université de Lille permettent une meilleure connaissance de cette oeuvre foisonnante et labyrinthique (3).
De manière très sommaire, on peut dire que Bentham est un des principaux penseurs de l'utilitarisme, ce courant de pensée né au 18ème siècle dans le sillage des oeuvres de Locke, Hume et Helvetius. L'élaboration d'une philosophie sociale doit partir du constat que les hommes sont guidés par la recherche de leur intérêt, de leur plaisir et l'objectif de la politique doit être la recherche des formules garantissant la plus grande utilité pour la collectivité. Bentham s'est attaché à la recherche des principes moraux, politiques et judiciaires permettant d'atteindre cet objectif.
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Le rôle de l'information dans la société démocratique
Les historiens des médias ont longtemps négligé ou ignoré l'importance des contributions de Jeremy Bentham en matière de communication. Du point de vue de l'historien des médias, la pensée de Bentham est cependant intéressante à plus d'un titre. Dans le cadre de notre démarche d'archéologie de la transmission sonore, notre propos ne sera pas ici d'essayer de présenter l'ensemble de ces contributions, mais de mettre l'accent sur une aspect matériel de sa pensée qui, à notre connaissance, n'a pas encore fait l'objet d'une étude systématique : l'intérêt constant de Bentham pour la communication par tuyaux acoustiques, ce qu'il appelait les conversation tubes.
Résumons rapidement les grandes thématiques de l'oeuvre de Bentham relatives à l'information et la communication.
Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault a défendu la thèse que le panopticon de Bentham, initialement conçu pour la surveillance des prisonniers, des pauvres, des malades, des ouvriers, préfigurait le panoptisme généralisé de la société de surveillance, évolution logique du libéralisme.(4) Comme le résume Gilles Deleuze, « Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s'applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n'est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque» (5).
La mise en évidence du potentiel totalitaire et répressif du Panopticon, de son objectif de contrôler toute forme de déviance, n'était cependant pas neuve et apparaît chez des lecteurs anglo-saxons de l'oeuvre de Bentham dès le milieu des années 60. A partir des années 1990 et du développement des caméras de surveillance puis d'Internet, la référence à la lecture métaphorique de Bentham par Foucault s'est banalisée, au point de devenir un cliché d'une supposée "culture générale". Le panopticon de Bentham serait ainsi la préfiguration d'une société contrôlée par les caméras de surveillance, les émissions de télé-réalité, les webcams, les cookies et les GIS sur Internet constituent la réalisation parfaite de cette société de surveillance (6) Des géographes se sont même amusés à comparer les coûts du panopticon de Bentham, du système de surveillance du Big Brother de Orwell et de la géolocalisation d'un utilisateur de téléphone cellulaire (7)
La mise en avant du thème de la surveillance dans la pensée de Bentham a parfois fait oublier la réflexion du philosophe sur les libertés publiques et son engagement en faveur des mouvements démocratiques (Révolution française, partis libéraux en Espagne et au Portugal, en Grèce, révolution bolivarienne,...). Jürgen Habermas, dans sa thèse L'espace public avait pourtant souligné l'importance accordée par Bentham à la publicité des affaires publiques. Plus récemment, les spécialistes de Bentham se sont attachés à montrer que Bentham a été le premier utilitariste à théoriser la liberté de la presse et le "tribunal de l'opinion publique" (8). D'autres contributions tendent cependant à montrer que la conception de Bentham sur la publicité et la transparence des affaires publiques sont devenues illusoires dans une société où la presse est monopolisée par des entreprises privées ou peuvent avoir un coût démesuré et des effets pervers (9).
Un aspect moins connu de la pensée de Bentham en matière d'information, et qui est pourtant précurseur, est son insistance, en vue de déterminer les utilités collectives, sur l'importance des enquêtes : collecte d'informations orales, questionnaires, statistiques,..., activités indispensables pour la jurislation indirecte. L'activité de gouvernement ne doit plus être basée sur des principes généraux, mais sur une connaissance précise de la réalité. Cette approche, qui dans la société technocratique actuelle paraît bien banale, était, au début du 19ème siècle, une idée novatrice. Comme le souligne Guillaume Tusseau, qui a mis en évidence cette dimension de la pensée de Bentham, "dans le Constitutional Code un « legislation enquiry judicatory » recueille, au sein de la Législature et des sublégislatures locales, les informations nécessaires à l’édiction du droit. Au niveau local également, un officier d’enregistrement (local registrar) collecte toutes les données sur les naissances, les décès, les mariages et les transferts de propriété" (10).


Jeremy Bentham. Gravure de J. Posselwhite d'après un portrait par G.F. Watts.
(1) MARX K. Le Capital, XXIV, V, in Oeuvres. Economie I, Traduction de M. Rubel, Coll. La Pléiade, Gallimard, 1965, p.1117-1118.
(2) FOUCAULT, M. Surveiller et punir, Gallimard, 1975
(3) Parmi les travaux français signalons : LAVAL C., Jeremy Bentham : le pouvoir des fictions, Presses universitaires de France, 1994 ; TUSSEAU, G., Jeremy Bentham et le droit constitutionnel, L'Harmattan, 2001 ; LAVAL, C., Jeremy Bentham : les artifices du capitalisme, PUF, 2003 ; Numéro 19, 2004/1, de la Revue française d'histoire des idées politiques ; CLERO, C. Bentham : Philosophe de l'utilité, Ellipses, 2006 ; DE CHAMPS, E, La déontologie politique : Ou la pensée constitutionnelle de Jeremy Bentham, Droz, 2008 ; DE CHAMP E. et CLERO C. (dir.), Bentham et la France, SVEC, 2009:9 ; CHAUVET, C., Jeremy Bentham vie oeuvres concepts les grands théoriciens sciences économiques & sociales, Ellipses, 2010 ; GUILLOT A., Jeremy Bentham : le peuple comme fiction, Publications de la Sorbonne, 2014 ; Utilitarisme et liberté. La pensée politique de Jeremy Bentham, Archives de Philosophie, Tome 78, 2015/2
Un Centre Bentham a été créé à l'Université de Lille et publie depuis 2006 la Revue d’études Benthamiennes.
(4) Avant Foucault, la thématique de la société de surveillance chez Bentham avait déjà été mise en évidence par l'historienne américaine Gertrude Himmelfarb : HIMMELFARB G., "The Haunted House of Jeremy Bentham", in HERR R., PARKER H.T., Ideas in History, Duke University Press, 1965, pp.189-206. Voir également MANNING D.J., The Mind of Jeremy Bentham, Longmans, 1968. La même année que Surveiller et punir " était paru l'article du psychanalyste Jacques-Alain Miller, proche de Jacques Lacan "Le despotisme de l'utile : la machine panoptique de Jeremy Bentham", Ornicar, mai 1975.
Sur le contexte intellectuel de cette redécouverte du panopticon en France, voir JAY, M. Downcast Eye. The Denigration of Vision in Twentieth Century French Thought, University of California Press, 1993 BRUNON-ERNST A.; « Foucault revisited » Journal of Bentham Studies. vol. 9, 2007, Foucault et l'Utilitarisme, Revue d'Etudes Benthamiennes, 8/2011
(5) DELEUZE, G., Michel Foucault, Editions de Minuit, 1986, p.41
(6) Parmi les ouvrages et articles inspirés par la lecture de Foucault, citons, par ordre chronologique, ZUBORFF, S.. In the age of the smart machine: the future of work and power. Basic Books. 1988, pp. 315–361 ; FRIEDBERG A., Window Shopping. Cinema and the Postmodern, University of California Press, 1993 ; GRAU O., Virtual Art. From illusion to Immersion, The MIT Press; 2003, p.111, MATTELART A., La globalisation de la surveillance ; aux origines de l'ordre sécuritaire, La Découverte, 2007. Le panopticon de Bentham est la référence principale de WEIBEL, P., FROHNE U., LEVIN, T.Y., CTRL [SPACE]: Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, MIT Press, 2002, pp.41-42 La référence est implicite in RAZAC O., L'écran et le zoo. Spectacle et domestication. Des expositions coloniales à Loft Story, Denoël, 2002, p.89. ; MATHON, V.-E. "Bentham’s Geometrics as Applied to the Internet Age and the Global Economy: Bentham 2.0.’ Journal of Bentham Studies, 2012, 14(1): 1, pp. 1–9.
(7) Les coûts annuels par individu sont respectivement estimés à 22 600 $, 14 000 $ et 240 $. Voir DOBSON J.E., FISHER P.F., The Panopticon's Changing Geography", Geographical Review, Vol. 97, No. 3, pp. 307-323. On peut supposer que la généralisation de l'Internet mobile a encore fait baisser les coûts !
(8) HABERMAS, J., L'espace public (1962), Trad. Marc B. de Launay, Payot, 1978. Nouvelle édition avec un préface inédite de l'auteur, Payot, 1993, pp. 109-111.
.Les textes les plus significatifs de Bentham sur la liberté de la presse et la publicité des affaires publiques sont :
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"La publicité", Chapitre III de Tactique des assemblées législatives : suivie d'un traité des sophismes politiques, J.J. Paschoud, Paris, 1816; Ce livre est une compilation en français de manuscrits écrits par Bentham en 1791 à l'intention de la Constituante française, dont il ne reste que des fragments.
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"Publicity", Chapter II, An Essay on Political Tactics, traduction par Smith de la Tactique, sous la supervision de Bentham, publiée dans le volume 2 de l'édition Browring (1839) et reprise dans l'édition du Bentham Project (1999)
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The elements of the art of packing, E. Wilson, 1821, Ch. VII, pp.72 et s. (écrit en 1809)
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"On the Liberty of the Press, and Public Discussion, and Other Legal and Political Writings for Spain and Portugal" (1821) , "Sur la liberté de la presse et de la discussion publique" in Garanties contre l’abus de pouvoir et autres textes sur la liberté politique, trad. M.-L. Leroy, Paris, ENS éditions, 2001, p. 41-99.
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Securities against Misrule, (écrit en 1822, publié en 1843 dans l'édition Browing), éditon du Bentham Project par P. Schoffield, Clarendon Press 1990, p.22 et s.
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Constitutional Code (commencé en 1822, publication du premier volume en 1830). Edition du vol.1 par lee Bentham Project par F Rosen et J.H. Burns, Clarendon Press, 1983
(8) CUTLER, R., "Jeremy Bentham and the Public Opinion Tribunal", The Public Opinion Quarterly, Vol. 63, No. 3 (Autumn, 1999), pp. 321-346 ; NIESEN, P., "Parole, vérité et liberté de Jeremy Bentham à John Stuart Mill", Archives de Philosophie, Tome 78, 2015:2, pp. 291-308
(9) SPLICHAL, S. "Bentham, Kant, and the right to communicate", Critical Review A Journal of Politics and Society Volume 15, 2003 - Issue 3-4 ; BAUME S., PAPADOPOULOS, Y., "Transparency: from Bentham’s inventory of virtuous effects to contemporary evidence-based scepticism", Critical Review of International Social and Political Philosophy Volume 21, 2018 - Issue 2, pp. 169-192.
(10) TUSSAUD, G., "Sur le panoptisme de Jeremy Bentham", Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2004/1 (N° 19), pages 3 à 38
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Le Panopticon de Bentham : un dispositif architectural visuel mais également acoustique
Les origines et le développement de la pensée de Bentham sur le Panopticon ont été beaucoup étudiées et nous n'y reviendrons pas ici en détail (11). Foucault a émis l'hypothèse que le modèle initial se trouvait dans la ménagerie du Palais de Versailles. Bentham, quant à lui, reconnaissait avoir emprunté l'idée d'une prison permettant de surveiller, de manière efficace, économique et éducative l'ensemble des prisonniers à son frère Samuel, qui travaillait en Russie sur le projet de prison de Krichev (Biélorussie) commandé par le Prince Potemkine. De là, certains chercheurs ont avancé la thèse que le modèle était à chercher dans la théâtralité du pouvoir russe à l'époque impériale et dans les traditions architecturales de l'Eglise orthodoxe (12) , voire dans l'organisation architecturale des édifices administratifs de la Chine impériale (13). Toujours est-il que Jeremy Bentham formule l'idée dans plusieurs lettres publiques, écrites en Russie en 1786 (14). En 1791, Bentham publie deux lettres, les Postscripts, dont une contient les fameux plans commandés à Willey Reveley.(15) Son correspondant suisse Dumont, à partir de notes manuscrites en fait une synthèse, désormais classique, destinée à l'Assemblée nationale et connues sous le titre de Panoptique.(16)
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Sur l'origine du terme panopticon
Dans cette recherche des origines du panopticon, une piste ne me paraît pas avoir été beaucoup explorée, peut-être parce qu'elle ne parait pas très sérieuse aux lecteurs contemporains, alors qu'elle était une source de réflexion pour les savants du 18ème siècle : la culture de la récréation scientifique, faite de démonstrations électriques, de tours d'illusionnistes et de machines extraordinaires, créées par des esprits fantaisistes mais bons connaisseurs des phénomènes naturels, cette culture héritée de la magie naturelle du 16ème siècle d'un Francis Bacon ou d'un Giambattista della Porta, ou du Théâtre du Monde d'un Athanasius Kircher.
L'examen de l'origine du terme panopticon constituera un premier indice. En 1767 le terme est utilisé dans une annonce pour désigner "a Universal Perspective, by Reflection and Refraction" et le Oxford Dictionnary mentionne son utilisation par Benjamin Franklin (17). Mais le terme est plus ancien. Dans un texte autobiographique où il raconte sa dispute avec le roi George III, Bentham écrit 'A Mr Pinchbeck a sort of artist, who enjoyed more or less of the same favour of Georges the Third had either anticipated me, or afterwards followed me, in the employment given to the name" (18)
Bentham, qui était pourtant un homme d'une évidente mémoire et d'une grande culture mondaine, paraît ici oublier qu'un panopticon avait bien été inventé aux alentours de 1742 par les frères Pinchbeck, Edwards et Christopher Junior, fils de Christopher Pinchbeck, horloger et créateur fameux d'automates (19). La machine fut vendue par souscription en 1750, comme en atteste une nouvelle dans la gazette hollandaise Amsterdam, qui écrit "Elle représente et exécute au moyen des Ressorts et Secrets invisibles tout ce qu'il y a de curieux dans la Nature par le mouvement et la mélodie".(20)

Nouvelle en provenance de Londres, 15 décembre 1750 dans la gazette hollandaise Amsterdam, 22 décembre 1750
Lorsque M. de Louthebourg présente son Eidophusicon en 1782, The European Magazine écrit que ce spectacle suscite plus d'admiration que "the moving pictures in the panopticon" (21)
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La dimension acoustique du panopticon
Quoi qu'il en soit, le terme Panopticon, forgé sur deux racines grecques, suggère un dispositif optique et, par là, induit en erreur. En effet aussi bien la machine des Pinchbeck que le dispositif architectural de Bentham impliquent la vision, une vision en mouvement, mais également le son. Le lecteur français qui, souvent ne connaît que la version française, le Panoptique, assemblé et traduit par Etienne Dumont, peut lire :

L'origine du recours aux tubes de fer blanc : les "speaking figures" et les "têtes parlantes"
L'idée de recourir à un système complémentaire de tuyaux (conversation tubes) pour la communication orale n'a retenu l'attention de Foucault que de manière marginale. Dès 1977, l'historienne Michelle Perrot a essayé de faire parler le philosophe de ces "fameux tubes, extraordinaire invention", mais celui-ci a répondu par des considérations générales, sur le coût social de la machine, sans essayer d'analyser ce dispositif complémentaire (22).
Par la suite, la présence de ce dispositif acoustique a été souligné par divers auteurs (23) et le fait que Foucault n'y ait pas prêté attention interrogé par quelques-uns (24).
A notre connaissance cependant, personne n'a essayé de reconstituer l'évolution de la pensée de Bentham sur ce dispositif acoustique que Michelle Perrot appelle une "extraordinaire invention" et auquel il pensera jusque dans ses derniers écrits et pour laquelle, nous allons le voir, il envisagera des usages beaucoup plus diversifiés que la surveillance au sein des seuls Panopticons. Le sujet peut avoir l'air un peu trivial, mais l'étude de l'évolution d'un sujet qui a intéressé Bentham pendant près de quarante ans permet à la fois de percevoir l'évolution de ses idées politiques et les lents progrès dans l'adoption de cette technologie pour nous dérisoirement simple, mais qui, comme le montre l'histoire de Dom Gauthey, était perçue comme extrêmement novatrice et riche de potentialités à découvrir.

Tuyau acoustique en fer blanc in GUYOT, E.G., Nouvelles récréations physiques et mathématiques, 1786.
L'idée d'équiper les prisons panoptiques, mais aussi les hôpitaux de tubes acoustiques apparaît dès la Letter II (1786:1787) (25) L'idée initiale est qu'un petit tube d'étain (tin tube) devrait relier chaque cellule de prisonnier à la loge du surveillant afin d'éviter à ce dernier d'avoir à élever la voix. Le moindre murmure, d'un côté ou de l'autre, nous dit Bentham, pourra être entendu dès lors que l'on aura été averti de coller l'oreille à l'embouchure du tuyau. Les tuyaux seront utiles pour donner des instructions aux prisonniers. Le système permettra ainsi d'éviter la confusion qui pourrait arriver si plusieurs gardiens avaient à élever la voix pour donner des instructions à des prisonniers différents. La tranquillité fournie par ce type de communication sera particulièrement appréciable pour maintenir le calme dans les hôpitaux. Dans les hôpitaux le système peut être bi-directionnel : par un simple chuchotement, le malade pourra en effet communiquer à la loge centrale ce dont il a besoin (26).
Ce qui était neuf, dès les Letters, dès 1787, c'était bien sûr l'idée du panopticon lui-même en tant que dispositif visuel, mais aussi celle de le renforcer par un dispositif acoustique non encore utilisé dans les autres sphères de la vie sociale. L'idée de recourir à des dispositifs acoustiques à des fins de contrôle social n'était pas tout à fait neuve. Athanasius Kircher dans sa Musurgia universalis (1650), puis dans sa Phonurgia Nova (1673) avait déjà évoqué l'"oreille de Denys de Syracuse" et avait lui même présenté des dispositifs acoustiques permettant aux princes d'écouter ce qui se disait dans leur palais ou sur la place publique. Il est probable que Bentham ait connu la Musurgia Universalis ou la Phonurgia Nova, l'oeuvre du savant jésuite étant encore familière aux lettrés anglais de la seconde moitié du 18ème siècle. Cependant Bentham prend soin cependant de marquer la différence avec Kircher (27) :
"J'espère qu'aucun critique (...) ne fera à une maison de surveillance (inspection-house) l'injustice de la comparer à l'oreille de Dyonisos (Dionysius' ear). L'objet de cette dernière invention (contrivance), c'était de savoir ce que disaient les prisonniers sans qu'ils aient le moindre soupçon. L'objet du principe de surveillance, c'est exactement le contraire : c'est non seulement de les faire soupçonner, mais plus encore de les convaincre que tout ce qu'ils font est connu, même si ce n'est pas le cas. La détection, tel est l'objet de la première invention ; celle de la seconde est la prévention".
(11) EVANS, R., The Fabrication of Virtue : English Prison Architecture 17