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UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
12. Les tubes acoustiques de Dalla Porta à Dom Gauthey
 
Premières esquisses

La théorie du porte-voix a été au centre des réflexions des savants du 17ème et du 18ème siècle intéressés par la transmission vocale, l'air apparaissant comme le meilleur conducteur des sons. Cependant, il ne leur a pas échappé que les sons pouvaient également être communiqués à travers les solides, et en particulier par des tubes métalliques.

Giambattista della Porta, en 1589, Cervantes en 1615, Francis Bacon en 1627 et Athanasius Kircher avaient déjà mentionné la possibilité d'utiliser des tuyaux pour la communication à distance. Giambattista della Porta est le seul à dire l'avoir testée, mais sans beaucoup de détails. Chez Bacon, il s'agissait d'une simple mention parmi toutes les merveilles des "Sound Houses" découvertes sur l'île utopiqe de Salomon :We have also means to convey sounds in trunks and pipes, in strange lines and distances." ("Nous avons enfin des moyens pour transporter les sons dans des conduits et des tuyaux, y compris sur de longues distances et sur des trajets sinueux"). Chez Athanasius Kircher, il s'agissait d'idées architecturales de tuyaux de communication entre immeubles, présentés comme un divertissement possible pour les Princes.

Les charlatans de place publique sont les premiers à faire usage de cette technique. Le voyageur français Maximilien Misson (1650-1722) a observée à Venise en 1688 (1). Du haut d'une estrade, des "prononceurs d'oracles" parlent à l'oreille des curieux avec un tuyau de fer blanc et leur disent ce qu'ils souhaitent entendre. Il n'y a pas ici dissimulation du dispositif, mais simplement jeu sur l'étonnement et observation des réactions du client. Le recours au tube de fer blanc pour porter la voix a probablement précédé le porte-voix, et est un dérivé de la sarbacane. 

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Tuyaux de communication entre immeubles dans la Phonurgia Nova d'Athanasius Kircher.

(1) MISSON, M. Nouveau voyage d'Italie, avec un mémoire contenant des avis utiles à ceux qui voudront faire le mesme voyage, H. Van Bulderen, La Haye, 1691 (Rééditions 1694, 1698, 1702, 1717, 1731). 

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Tiphaigne de la Roche, dans son utopie Giphantie (1760), avait imaginé la planète recouverte de tuyaux faisant converger tous les bruits du monde vers un Globe. En 1775, la Description  et usage d'un cabinet de physique expérimentale de Sigaud de la Fond incluait dans une planche le dessin d'un système de communication tubulaire caché dans le plancher et dans les murs mais ce dessin n'était pas commenté. Ce n'est que sept ans plus tard qu'un prêtre cistercien Dom Gauthey, va étudier de manière systématique les possibilités d'une exploitation de l'acoustique tubulaire pour la communication à distance et faire des propositions qui, sur le moment, intéressèrent l'Académie des Sciences et quelques hautes personnalités de la France de Louis XVI. Les projets de Dom Gauthey restèrent sans suite mais l'historiographie de sa tentative s'avère passionnante.

  • Dom Gauthey, un moine inventeur peu identifiable

On sait peu de choses de Dom Gauthey, moine de l'ordre de Citeaux et le peu de documentation sur sa biographe on conduit nombre d'historiens à la publication d'informations romancées ou non démontrées. Il s'est créé autour de lui, dès le 19ème siècle une sorte de  mythe national qui est un véritable cas d'école sur les faiblesses de la critique historique. Nous ne perdrons pas ici notre temps à recenser les erreurs et bêtises qui ont pu être écrites, mais à reconstituer une histoire sur base des documents disponibles  (1). On ne connaît de Dom Gauthey ni les lieux ni les dates de naissance et de décès. Peut-être est-il né à Brie, sans que l'on sache exactement de quelle Brie il s'agit (2) 

 

Dom Gauthey s'est fait connaître  par un procédé pour colorier et dorer les reliefs et bas-reliefs les plus délicats et les mieux finis, communiqué à l'Académie des sciences, qui enregistre son Mémoire au mois d'août 1781. Ce procédé permet de reproduire finement le dessin des médailles et la presse en rend compte à partir de septembre.avec un certain enthousiasme (3).  Les curieux et collectionneurs sont invités à découvrir les réalisations de Dom Gauthey chez M. Bernier, Graveur du Roi à l'Hôtel de la Monnaie, ce qui indique que le Bénédictin est bien introduit et que ses travaux n'ont rien de la fantaisie d'un inventeur isolé 

Dom Gauthey paraît avoir entretenu de bonnes relations avec Condorcet, grand mathématicien, inspecteur général de la Monnaie dans le gouvernement de Turgot et qui, dans les années 1780 occupe les fonctions de Secrétaire de l'Académie des Sciences et Secrétaire de l'Académie française.  Dom Gauthey lui écrit le 18 janvier 1782 pour lui présenter une nouvelle invention, un système permettant d'améliorer les cabestans (4). Quelques jours plus tard, Condorcet, dans le procès-verbal de la séance académique du 26 janvier 1782 signale que "M. Gautei a demandé des commissaires pour un cabestan de son invention, une méthode pour empêcher les voitures de verser et un mécanisme applicable à la machine de M. Verrat".(5) Il apparaît ainsi que Dom Gauthey avait un registre d'intérêts et une capacité d'invention assez diversifiés.

  • Le Mémoire de 1782 sur la propagation du son et de la voix -- Le premier moyen de Dom Gauthey

 

Le 8 juin 1782, Condorcet fait acter au procès-verbal de la séance de l'Académie ; "J'ai annoncé que M. Gauthei m'avait présenté un projet sur un moyen de communiquer des nouvelles en peu de tems entre deux lieux très distants, moyen qu'il se propose de communiquer à l'Académie et que j'avois signé le projet qu'il m'avoit présenté. Commissaire pour l'examiner moi et M. le Comte de Milly".

(6) L'examen par les deux commissaires est très rapide, puisque, dès le 15 juin, ils rendent leur rapport : 

 

"Nous avons examiné, par ordre de l'Académie, un mémoire présenté par dom Gauthey, religieux de l'ordre de Citeaux, contenant un moyen de communiquer entre deux endroits très éloignés ; ce moyen, dont l'auteur s'est conservé le secret, nous a été communiqué, et il nous a paru praticable et ingénieux : il peut s'étendre jusqu'à la distance de treize lieues sans stations intermédiaires, et sans appareil trop considérable. Quant à la célérité, il n'y aurait que quelques secondes d'une ligne à l'autre. Mais le temps dont on aurait besoin pour faire entendre le premier signe serait plus long, et ne peut être connu que par l'expérience; et cette expérience serait peu coûteuse. Il n'est guère possible sans l'avoir faite de déterminer, même à peu près, les frais de construction de la machine. Nous pouvons assurer seulement que si la distance était très-petite , comme celle du cabinet d'un prince à celui de ses ministres, l'appareil ne serait ni trop cher ni très incommode, et qu'on pourrait répondre du succès. Le moyen nous a paru nouveau, et n'avoir aucun rapport aux moyens connus et destinés à remplir le même objet. Nous déposons au secrétariat de l'Académie un papier contenant le mémoire de dom Gauthey et les motifs de notre opinion sur la possibilité du moyen qu'il propose" (7)

Le contenu du Mémoire, dont Gauthey a tenu à ce qu'il reste secret, ne sera connu qu'en 1826. Ignace Chappe, dit l'Aîné, le frère de Claude Chappe, l'inventeur du télégraphe optique, avait, en 1824, restitué la mémoire des travaux de Gauthey dans son Histoire de la télégraphie (8). Il avait souligné que le secret de la découverte n'était pas encore connu. Il intervient auprès de l'Académie des Sciences pour que le mémorandum conservé dans les archives de l'Académie des Sciences depuis plus de quarante ans soit ouvert. Sa demande avait été prise en considération par l'Académie le 30 janvier 1826 (9) et le contenu du Mémoire  dévoilé le 6 février 1826 (10).

 

Le document est intitulé Mémoire succint sur un moyen pour donner des avis prompts et secrets à une très grande distance à toute heure, en tout temps et tout lieu (11). L'essentiel du Mémoire consiste dans l'exposé du moyen : "Toute la mécanique de ce moyen consiste a établir un tuyau dont l'expérience déterminera la grosseur ; ce tuyau sera prolongé sans interruption d'un lieu à un autre. On pourra luy donner les sinuosités et les contours nécessaires le faire passer en terre comme dans l'air". Une des idées est de presser "cet air à une des extrémités  par un moyen quelconque comme feroit un piston ou un soufflet toute cette masse d'air est poussée assez promptement et communiquant à l'autre extrémité peut imprimer un mouvement et produire un effet qui serve d'avis et peut se combiner de différentes manières".  Comme le remarque Multigner, le terme "succint" vient à point nommé, car, par certains aspects, le Mémoire en dit moins que la note des deux Commissaires. Il n'est pas exclu que ceux-ci aient intégré dans leur évaluation des éléments communiqués oralement par Gauthey.

  • Premières réactions de la presse - La revendication de M. Linguet

La nouvelle circule dans Paris et la presse rend compte. Plusieurs journaux signalent, dans des termes similaires, le dépôt du pli cacheté  à l'Académie, et précisent "l'auteur a cru devoir en faire part au gouvernement, et lui a offert de faire les épreuves convenables et nécessaires pour s'assurer plus parfaitement des effets et avantages de ce moyen que l'Etat peut posséder exclusivement, l'essentiel du mécanisme pouvant se cacher dans un endroit très clos. Il assure que la galerie du Louvre suffirait pour faire une expérience secrète et concluante, et y établir tout l'appareil nécessaire pour cent lieues, et que les frais de cette épreuve ne seraient pas considérables en proportion de seon importance ; qu'elle jetterait d'ailleurs des lumières utiles sur un effet physique déjà connu jusqu'à un certain point, mais qu'on n'avait pas imaginé d'appliquer à ces cet usage et d'étendre aussi loin". (12). Rares sont les journaux qui ajoutent un commentaire. Après avoir rappelé qu'Agamemnon avait promis à Clytemnestre de l'informer de la prise de Troie par des flambeaux disposés de montagne en montagne, Le journal des gens du monde, espère, scepticisme ou ironie, que "Dom Gauthey sera plus heureux qu'Agamemnon car son invention ne réussit pas".(13)

 

La Correspondance littéraire et secrète, le 17 juillet, compare la proposition de Gauthey à celle de Linguet, formulée quelques mois plus tôt, qui n'était pas un système acoustique mais une esquisse de télégraphe par impulsions électriques transmises par fils (14). Précisément, la seule réaction négative vient des Annales politiques, le 15 octobre 1782, une publication éditée par Linguet. L'article indique clairement que celui-ci est le véritable inventeur et dénonce la campagne de presse en faveur de Gauthey : "La découverte d'une communication prompte et secrète pour transmettre en peu de minutes les correspondance à un éloignement considérable est très certainement de M. Linguet et de lui seul.(...) On a produit dans les journaux une demi-douzaine de Magiciens (...) Cette demi-douzaine se trouvant dans la Province (...) on a mis sur la scène un nouvel adepte protégé académique auquel on a donné gloire et mérite de l'invention. On a vite écrit à tous les Gazetiers pour qu'ils eussent à se rétracter et à instruire l'Europe que l'inventeur du moyen de faire communiquer les lettres et les signaux était Dom Gauthey, Religieux de l'Ordre de Citeaux (...) Notre Bernardin, grimpé sur les épaules de MM. De Condorcet & Compagnie, s'est montré au public, faisant la nique au pauvre Linguet, comme s'il n'avait  jamais été question de ce dernier en tout ceci".(15)

  • Le prospectus de 1783 - Deuxième et troisième moyens

Après cette campagne de presse assez réussie, Gauthey contacte de nouveau l'Académie.  Condorcet, qui fait acter au procès-verbal de la séance du 24 juillet "M. Gauthei a demandé des commissaires pour un nouveau moyen de communiquer entre des lieux très distants ; Commissaires M. le Comte de Milly et moi". (16).

 

Ce deuxième moyen n'est pas explicité à ce moment-là et il faudra attendre le printemps 1783 pour en savoir plus, lorsque Gauthey publie un prospectus  Expérience sur la propagation du son et de la voix dans les tuyaux prolongé à une grande distance, qui parait probablement en avril ou mai 1783 (17).

Ce prospectus vise à convaincre les lecteurs de contribuer à la souscription qui devrait permettre à l'inventeur d'expérimenter son deuxième moyen. C'est probablement faute d'avoir obtenu le soutien officiel qu'il espérait que Gauthey décide de lancer une souscription pour financer ses expérimentations. Peut-être faudrait-il fouiller dans les archives du Ministère de la Guerre et dans celles du Ministère des Finances pour y trouver trace de démarches de Gauthey. On imagine mal qu'étant donné son réseau de relations il n'ait pas approché les services de Philippe Henri de Ségur ou de Jean-François Joly de Fleury, le successeur de Necker, confronté à un déficit budgétaire et impuissant à réduire les dépenses du Ministère de la Guerre à l'heure de la Guerre d'Indépendance des Etats-Unis. Ce n'est peut-être pas un hasard si le Prospectus de Gauthey, appel à souscription publique, sort deux ou trois mois après la démission du Ministre des Finances, intervenue le 29 mars 1783.

 

Avant de publier le Prospectus, il a contacté directement un certain nombre de personnalités dont le nom figure en annexe. Elle inclut quelques nobles (dont, en tête de liste, le Duc de Chartres, c'est à dire Louis-Philippe d'Orléans, le futur Philippe-Egalité), des ecclésiastiques (dont l'Evêque de Tarbes, François de Poudenx) et plusieurs scientifiques en vue (dont les physiciens Charles et Pilatre des Roziers, connus pour leurs voyages en ballon, le médecin Marat, futur martyr de la Révolution française,....). Le nom de Benjamin Franklin, figure également dans la liste. Dom Gauthey lui a transmis le mémorandum, probablement sous forme manuscrite, dès le 6 mars 1783, par l'intermédiaire de Dufourny de Villiers et lui a écrit le 14 mars pour lui "demander vôtre suffrage et la permission de pouvoir embelir ma Liste de vôtre nom, si vous jugez que Cette entreprise mérite des Coopérateurs" .(18)

 

Le lieu d'édition indiqué en première page, Philadelphie, est, d'évidence, fantaisiste. La pratique était courante à l'époque de masquer le lieu réel de l'édition, souvent pour échapper à la censure. Dans le cas du prospectus de Gauthey, il  doit plutôt s'agir d'une forme d'hommage à Benjamin Franklin, qui fut imprimeur à Philadelphie et qui, en 1783, est un des négociateurs mandatés à Paris par le Congrès des Etats-Unis pour négocier le Traité de Paris, qui sera signé le 3 septembre, actant la reconnaissance du nouvel Etat par la Grande-Bretagne. Et sans doute Gauthey, homme cultivé et humaniste, savait-il que le nom choisi par William Penn pour baptiser la ville signifie en grec "amitié fraternelle". Il n'y a guère de doute que le prospectus a été imprimé, comme indiqué en couverture, chez Prault, imprimeur du Roi, dont la vignette bien identifiable orne la couverture. Le choix de cet imprimeur de prestige  confirme plutôt le statut très mondain du moine bernardin. La thèse romanesque formulée par certains "historiens" selon laquelle Gauthey, dépité, se serait embarqué pour les Etats-Unis afin d'y lancer sa souscription ne tient pas la route (19)

L'introduction du prospectus annonce d'emblée l'objectif : présenter quelques moyens permettant de "transmettre ou de recevoir des avis avec une plus grande promptitude". Dans son introduction, Gauthey ne parle pas de nouvelles mais bien d'avis, soulignant par là que les inventions qu'il va proposer doivent être utiles à la Société, mais surtout, dit-il, aux Administrations, c'est à dire à l'Etat, au Pouvoir. La vision historique de Gauthey est déjà marquée par la mondialisation. L'accroissement de la population de la terre, l'augmentation des familles, leur dispersion sur la surface du globe, l'évolution des sociétés et des nations ont accru la nécessité de communiquer. Un historique sur les moyens de communication à distance pratiqués par les Anciens permet de faire la louange de la poste et de lister d'autres moyens, tels que recours aux pigeons ou aux chiens, qui s'avèrent utiles mais bien aléatoires. Les signaux optiques, déjà utilisés par les Grecs restent trop sommaires. Faisant probablement allusion à la proposition de Linguet de "composer un idiome par le moyen des signaux et avec des pavillons", Gauthey ne l'écarte pas mais indique ne pas en connaître les détails.

Cette introduction étant faite, Gauthey en vient à la proposition des "trois moyens absolument nouveaux pour obtenir la plus grande rapidité et faire parvenir une nouvelle avec une extrême diligence".

 

Le premier moyen permettrait une transmission de signal à plus de cent lieues (soit environ 400 kilomètres) en moins d'une minute et de manière secrète, de nuit comme de jour et en toute saison et peut se renouveler sans nouvelle dépense. Le signal pourrait aussi se transporter, sans stations intermédiaires à 30 lieues (120 kilomètres) sans stations intermédiaires..

 

Le second moyen permettrait de faire parvenir des éléments plus détaillés, sur la même distance, en une demi-heure.

Le troisième moyen consiste en l'envoi d'un paquet de quelques onces (l'once de l'Ancien régime valant 30,594 grammes) à cent lieues (400 kilomètres) en six heures, "dans une flèche, de stations en stations, avec un arc assez puissant".

Conscient du scepticisme que peut susciter ses propositions Gauthey évoque le jugement favorable, sur son premier moyen, des "Messieurs de l'Académie" dans leur rapport du 15 juin 1782, qu'il cite dans son intégralité . Il explique qu'il a demandé aux commissaires de l'Académie de suspendre leur jugement - sollicité en juillet 1782 - ​sur les deux autres moyens, étant donné que ce jugement ne peut être basé sur des conjectures mais uniquement sur l'expérience. L'expérimentation étant coûteuse, il ne peut envisager d'autres recours que de convaincre les "Amateurs et les Curieux" à se cotiser pour participer aux frais.

Gauthey détaille ensuite le second moyen, qui "consiste à propager la voix secrètement à une certaine distance, et articuler une nouvelle par des porte-voix secrets et cachés, de stations en stations". Il constate que les auteurs ne sont pas d'accord sur la théorie du porte-voix, mais que l'on peut observer que le son se fait entendre plus aisément lorsqu'il est retenu dans des galerie étroites et allongés, des puits, des lieux clos, des tuyaux. Il fait également observer que personne n'a jamais mesuré la distance maximale d'un transport de la voix dans de telles conditions. Il indique qu'il a pu tester sur quatre cent toises, soit un peu moins de 800 mètres dans les conduits de la pompe à feu de Chaillot (20). et, avec un tuyau de 110 pieds, soit environ 300 mètres. Il a également testé les effets des sinuosités avec des cors de chasse. Il suggère, comme dans la note secrète, de créer des courants d'air dans les tuyaux, voire de créer un courant d'air continu pour renforcer la circulation des sons. A partir de là, il imagine des systèmes de stations distantes de 2000 toises (soit environ 4 kilomètres), avec des agents répétant le message qui leur a été transmis. Gauthey imagine les dispositions pratiques : les tuyaux pourraient être enfouis en terre, les agents pourraient être des militaires invalides, le palais du Roi et les Ministères pourraient être équipés, on pourrait avoir recours à un langage crypté, non compris par les intermédiaires.

 

L'investissement serait rapidement couvert par tous les avantages qui découleraient de la mise en place de l'invention, dans les domaines administratifs et militaires et que l'auteur se promet de détailler une fois les expériences menées à bien. L'investissement pour l'expérimentation est estimé à 12 000 francs et le montant minimum de la souscription - pour laquelle il n'est demandé qu'une promesse en attendant que le montant total soit souscrit - est d'un louis.

  • Les réactions au prospectus 

Après la publication du prospectus, Gauthey bénéficie à nouveau de la sympathie des journaux, mais de manière moins rapide et moins massive. Le Journal de Paris en fait une présentation très favorable (21).

 

En septembre, L'Esprit des journaux en publie de larges extraits et fait l'éloge du projet. Il ajoute la lettre d'un lecteur qui suggère que dans les tuyaux, l'air pourrait être "poussé par le moyen d'un soufflet à double vent, ou de quelqu'autre machine foulante, dans un tuyau d'une très grande étendue, d'un pouce de diamètre, se ferait promptement sentir à son extrémité et qu'en y adaptant une flûte d'orgue, elle exprimerait un son". (22)  A partir de là, ce lecteur anonyme suggère le recours à 22 tuyaux d'orgue, dont chacun correspondrait à une lettre de l'alphabet. Il imaginait aussi l'envoi par les tuyauteries de petites boules de liège dans lesquelles on aurait inséré les messages écrits en petits caractère. Bien qu'elle ne suppose pas la diffusion de la voix, mais une fragmentation alphabétique, la première solution converge avec celle, tenue secrète, de Gauthey de recourir à un système de soufflement d'air pour renforcer la circulation du son (23). Fuite ? Convergence d'idée ? On le le saura sans doute jamais. La seconde est une première vision de ce qui deviendra le système de transmission par tube pneumatique, qui deviendra opérationnel dans les années 1860.

  • La plaisanterie visionnaire de Nicolas Tuyau

En 1787, un plaisantin, signant du nom trop explicite de Nicolas Tuyau, publie dans les Variétés légères un article parodique se moquant de la proposition de Dom Gauthey et proposant sa radicalisation (24). Il suggère que les frères Périer, qui avaient créé en 1777 la Compagnie des eaux de Paris, celle-là même qui avait organisé la distribution de l'eau à Chaillot, laquelle avait permis à Gauthey d'expérimenter son idée, exploite à la fois un service de distribution d'eau et de sons, par les mêmes canalisations. Ce texte moqueur est, à notre connaissance, le premier qui imagine la transmission d'opéras, de messes à distance ainsi que la téléconférence. Selon Tuyau, sa proposition fournirait une occasion rare de combiner intérêt public et intérêt privé :

 

 

 

L'idée de diffuser par un tube acoustique des concerts de musique n'était pas tout à fait neuve : on en trouve déjà une illustration dans la Phonurgia Nova d'Athanasius Kircher. Mais l'illustration suggérait de la musique de chambre. Nicolas Tuyau est le premier, bien avant Albert Robida, à proposer la diffusion d'opéras. L'idée qu'un même entreprise pourrait s'occuper de distribution de l'eau et de la distribution du son, dans un système d'abonnement, anticipe de manière étonnante le déploiement, à vrai dire pas très réussi, à partir des années 1980, de la Compagnie générale des eaux et de la Lyonnaise des Eaux dans le développement du câble.

 

  • La réception en Allemagne et en Suède

La parution du prospectus de Dom Gauthey a suscité un intérêt en Allemagne qu'aucun historien ne paraît avoir remarqué. Il est signalé par une revue scientifique (25) Une des rares critiques négatives viendra du périodique allemand Chronologen, qui qualifie le système de Zauberpost, la poste magique (26). Le prospectus sera cependant  traduit par le naturaliste Johann Andreas Benignus Bergstrasser (1732-1812), un des pionniers de la recherche sur la télégraphie en Allemagne (27). Il est est également cité dans un histoire de la télégraphie, publiée en 1796 par le poète et inventeur finlandais  Abraham Niklas Edelcrantz, qui sera traduite en français en 1801 et, à la fin du 20ème siècle,  en anglais en  (28). Gauthey est encore mentionné, avec Linglet et Bergrstrasser, en 1797 par la Algemeine Literatur Zeitung dans un état de l'art sur la télégraphie (29) puis, en 1805, dans le Handbuch der Erfindungen de Gabriel Christoph Benjamin,.qui compare son invention avec celle d'une Correspondenz-Zimmer de l'horloger Christin, de Berlin. C'est la dernière mention par ses contemporains, avant la redécouverte de 1824 par Chappe l'Aîné (30).

  • L'abandon du projet et le départ probable pour la Drôme

Mis à part ces réactions de la presse et de quelques pionniers étrangers, on ne trouve plus trace du projet dans la presse parisienne, ni évidemment à l'Académie des sciences.. Probablement Gauthey n'a-t-il pas réussi à convaincre suffisamment de souscripteurs lui permettant de mener les expériences nécessaires pour vérifier son hypothèse. D'autres hypothèses sont possibles : a-t-il perdu le soutien de Condorcet et du Comte de Milly, qui n'apparaissent pas dans la liste des souscripteurs initiaux ? s'est-il aliéné le soutien du gouvernement pour avoir bénéficié du soutien du Comte de Chartres, devenu en 1785 Duc d'Orléans et un des plus dangereux opposants au pouvoir royal ? a-t-il été rappelé aux règles de Stricte Observance par sa hiérarchie ? Nous ne le saurons sans doute jamais.

 

Toujours est-il que Dom Gauthey est un homme de ressources : comme en 1783 la grande attraction sont à présent les aérostats, il fait une contribution, que Faujas de Saint-Fond et Hassenfratz qualifient d'ingénieuse, sur la construction de doubles ballons aérostatiques. Son idée suppose que l'on découvre une matière solide préférable au cuir pour construire les ballons, ce qui permettrait d'introduire dans ce ballon inflexible un deuxième ballon d'un volume égal, d'une étoffre très mince et souple, qui serait "bien tordue et privée d'air". Un petit robinet permettrait de réguler l'arrivé d'air dans le ballon intérieur.  (31) 

On perd la trace du moine inventeur pendant les années 1784-1787 pour ne le retrouver qu'en 1788,  cité comme religieux de l'ordre de Citeaux, attaché à l'Abbaye de Léoncel, dans le Vercors et membre associé de la Société académique et patriotique de Valence (32).

 

La Société académique et patriotique de Valence avait a été fondée en 1784 , par le moyen d'une souscription et autorisée par lettres patentes de décembre 1786. Elle avait pour objet l'étude théorique et pratique des sciences arts et belles-lettres en vue de leur application dans le Dauphiné et en particulier le Valentinois. Elle comptait des membres tels que Necker ou le duc de Clermont-Tonnerre. Elle se réunissait chez son Président, l'abbé Jacques de Tardivon, prélat mondain, qui aimait recevoir dans ses salons et sa bibliothèque réputée, dans l'ancien palais abbatial de la Congrégation de Saint-Ruf, sécularisée en 1740. Les réunions furent fréquentées, dit-on, par le jeune lieutenant Napolionne de Buonaparte, présent dans la ville en 1785-1786. L'académie attribuait des prix pour des mémoires sur des questions agricoles et d'économie sociale. Elle s'éteignit en février 1792, dans le contexte de la