
UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
12. Les usages du porte-voix au 18ème siècle
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L'adoption du porte-voix
En présentant sa speaking trumpet, en 1671, Samuel Morland en avait suggéré les usages possibles dans la marine, dans les opérations militaires et dans la gestion des chantiers. Il n'est pas aisé de déterminer quand le porte-voix est entré dans la vie courante et quels en ont été les usages réels. Cette question, à notre connaissance, n'a jamais été étudiée par les historiens des médias. Une utilisation systématique des outils de recherche dans les corpus de bibliothèques numériques (Gallica, Hathi Trust Library, Google Books, Archive.org) nous permet de dresser un premier aperçu des usages et de leur développement.
La première anecdote, curieuse et peut-être apocryphe, date de 1674 et est rapportée un siècle plus tard par Brossay du Perray, historien de la Bastille (1).



Un post-captain de la Royal Navy avec sa speaking trumpet (J.A. Atkinson: Costumes of Great Britain No 3,1807)
(1) BROSSAY DU PERRAY, J.M., Remarques historiques et anecdotes sur le château de la Bastille, 1774.
Le Guide de Londres, paru en 1693 et s'adressant aux visiteurs français, signale que les trompettes parlantes, ainsi que les instruments d'optique sont en vente chez Joseph Howe, à l'Enseigne des Lunettes, en Tread-Neddle Street, derrière la Bourse Royale, proche Sun Tavern. (2).
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Un objet pour les cabinets de curiosités
Au début du 18ème siècle, le porte-voix est encore souvent un objet théorique, que l'on découvre dans les cabinets de curiosités, dans les dictionnaires et dans les considérations des philosophes. Nous avons déjà noté la présence de porte-voix dans les cabinets de curiosités d'Athanasius Kircher, de Manfredo Settala, de Charles Morton. En 1706, un certain Nicolas Chevalier publie une description de la "Chambre de raretés" de la ville d'Utrecht. Il note la présence de deux porte-voix, l'un de fer blanc, l'autre de verre, exposé entre le membre viril et les testicules d'une baleine et une caisse contenant le squelette d'une femme (3). En 1714, le Sprachrohr figure en bonne place dans le Museum museorum du médecin et collectionneur allemand J.B. Valentini, sorte de gigantesque catalogue de cabinet de curiosités. Sur la planche d'illustrations, le porte-voix voisine avec les cornets acoustiques et la lanterne magique. (4)
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Les utilisations militaires du porte-voix
Samuel Morland et Athanasius Kircher aveient tous les deux indiqué les usages militaires possibles du porte-voix. Les mentions de son utilisation restent cependant rares dans les récits militaires des 17ème et 18ème siècles.
L'utilisation de trompettes parlantes par l'armée anglaise est mentionnée pour la première fois dans les récits du siège de Tanger (1680) publiés par la presse. La speaking trumpet est mentionnée plusieurs fois dans An exact Journal of the Siege of Tangier publié à Londres en 1680. C'est probablement la source utilisée. par la Gazette de Théophraste Renaudot en 1681. Il s'agit du premier usage militaire dont nous ayons connaissance. Les Maures ayant attaqué le Fort Charles, dans la périphérie de Tanger, les capitaines font savoir à leur commandant, par trompette parlante, qu'ils ne sont plus en mesure de le défendre.(5). Vingt ans après la découverte de Morland, la trompette parlante paraît bien être devenue opérationnelle.
(2) COLSONI, N., Le guide de Londres, 1693, p.40. Sur Joseph Howe, voir CRAWFORTH, M.A., "Instrument makers in the London guilds", Annals of Science Volume 44, 1987 - Issue 4, pp.319-377

(3) CHEVALIER N., Recherche curieuse d'antiquités (...) que l'on voit dans la chambre de raretez de la ville d'Utrecht, Chez Nicolas Chevalier, Utrecht, 1709. p;15
(4) VALENTINI J.B, Museum Museorum Theil 3: Neu-auffgerichtetes Rüst- und Zeughauß Der Natur, Frankfurt, 1714, pp.55-56



Porte-voix, cornets acoustiques et lanterne magique dans le Museum museorum de Valentini (1714)
(5) An exact Journal of the Siege of Tangier ;pp. 3, 7, 8, 11, Recueil des Gazettes nouvelles et extraordinaires. Relations et récits des choses avenues tant en ce Royaume qu'ailleurs, pendant l'année mil six cent quatre-vingt, 1681, p.335. Voir BEIJIT K., (ed.) English Colonial Texts on Tangier, 1661–1684: Imperialism and the Politics of Resistance, Routledge, 2015.

Carte anglaise de Tanger en 1680. Le Fort Charles apparaît au point G.
(16) "A letter from Mr John Clayton", Philosphical Transactions, vol.17, 1693; p.781.
La deuxième utilisation connue nous est relatée par Henri Arnaud dans son Histoire de la glorieuse rentrée des Vaudois dans leurs vallées. En 1690, les protestants Vaudois, harcelés par les troupes françaises et piémontaises se sont réfugiées dans les vallées du Piémont. Ils mènent la résistance à partir d'un point élevé, dit le Château de la Balsille, dans la vallée Saint-Martin. Les Français les assièges et "au bout de quelques jours ils se servirent d'un porte-voix, par lequel ils donnèrent à entendre aux Vaudois qu'ils eussent à se rendre & à capituler, & même ils arborèrent le drapeau blanc au pied du Château" (...) "L'exposition du drapeau blanc et la sommation par porte-voix de se rendre au roi ou à Madame Royale (...) se faisait presque tous les jours." (6)
J.B. Valentini, dans son Museum Museorum, Valentini cite une nouvelle en provenance de Madrid, le 9 février 1709 relatant qu'à Valence, tombée deux ans plus tôt aux mains de Felipe V, après sa victoire d'Almansa sur la coalition entre les Anglais et les Autrichiens, une frégate ennemie (probablement anglaise) s'était approchée de la route du port et que l'on avait pu voir quelqu'un, depuis la terre, informant le commandant avec un porte-voix. L'événement avait été assez exceptionnel pour être relaté et créer la conscience que, dans le contexte de la guerre de Succession d'Espagne, il avait suscité une inquiétude quant au recours à la trompette parlante comme arme de guerre (7)
Il faut attendre la Guerre de Sept Ans pour voir à nouveau mentionné le porte-voix dans une opération militaire. En 1757, l'armée française, conduite par le duc d'Estrée marche sur Hannovre, mais est freinée par son avancée depuis avril par la résistance de la ville de Gueldre (Geldern), tenue par 720 soldats prussiens et réputée une des villes les plus difficilement prenable d'Europe et dont les Prussiens avaient inondé les abords. Selon une information en provenance de Gueldre, le 28 août, et publiée par la Gazette de Cologne le 6 septembre 1757, M. le Comte de Beausobre mit au point une manoeuvre assez fourbe.

(6) ARNAUD, H., Histoire de la glorieuse rentrée des Vaudois dans leurs vallées, Genève, 1710, p.281, p.286

(7) Nouvelle de l'utilisation d'une trompette parlante à Valence en provenance de Madrid, 9 février 1709 in Valentini, op.cit., p.55. La trompette parlante ne semble avoir été connue qu'assez tardivement en Espagne. Selon le Corpus del Nuevo Diccionario Histórico del Español, la trompeta parlante apparaît pour la première fois en castillan dans le vol. II du Teatro critico universal o Discursos varios en todo genero de materias, para desengaño de errores comunes de Benito Jerónimo Feijoo y Montenegro, paru en 1728.
(8) La Gazette de Cologne, 6 septembre 1757, p.2.


Plan de Gueldre en 1759
La proclamation de l'amnistie au porte-voix n'était cependant qu'une manoeuvre de diversion, pendant que les troupes se préparaient à l'attaque. Le Courrier du 23 septembre 1757 (9) nous donne plus de précisions, en expliquant que l'attaque prévue devait recourir à des bateaux et des nageurs. M. de Beausobre aurait dû commander la manoeuvre avec son porte-voix "qui portait distinctement à plus d'une lieue". L'attaque n'eut finalement pas lieu, le commandant de la ville ayant décidé de se rendre. Ce type de manoeuvre était de toute évidence exceptionnel. Le fait qu'il ait fallu commander un porte-voix à Liège, ville de métallurgie, distante de plus de 120 kilomètres, indique que le porte-voix ne faisait pas encore partie de l'équipement de base de l'armée française. Le Courrier souligne ce caractère exceptionnel : "C'eût été un spectacle intéressant pour les curieux, que l'exécution d'une entreprise ainsi concertée et où devaient être utilisé des stratagèmes d"'un goût si nouveau".
A défaut d'être utilisé pour commander les manoeuvres, le porte-voix est un instrument de sommation, pour communiquer avec les assiégés. Ainsi au siège de Luxembourg en 1684 : "La plus grande force de la place sont 400 déserteurs français ; Vauban leur fait faire dire par une trompe parlante que s'ils se veulent rendre, le Roi leur fera grâce, mais que s'ils demeurent contre son service, ils seront tous pendus" (10) Des porte-voix sont également utilisés en sommation pendant les guerres révolutionnaires contre des déserteurs (11) ou lors de la tentative malheureuse de la prise du port d'Oneille, enclave du Royaume de Savoie près de Gênes, par le Contre-Amiral Truguet, le 23 octobre 1792 (12).
Le porte-voix peut également être utilisé pour communiquer à l'ennemi des informations mensongères et l'attirer dans un piège. C'est bien ce qui semble avoir tenté l'armée sarde vis à vis de l'expédition française de Truguet au large de Cagliari, en janvier 1793 : "On entendit ces mots transférés par un porte-voix. Citoyens, venez à terre, nous avons mis en fuite l'ennemi ; ça ira. On se défia de cette invitation d'autant qu'on reconnut avec le porte-vue qu'elle avait été faite par des gens habillés en Sardes" (13)
Morland avait imaginé que l'utilisation de la speaking trumpet, dans les manoeuvres militaires, aurait nécessité l'utilisation d'une langue cryptée, pour ne pas être compris de l'ennemi. En fait, tel est bien là la faiblesse de l'instrument : parler et être compris en langage crypté, dans le feu de l'action n'est guère possible. Les stratèges du 18ème siècle débattent sur les moyens de communication à utiliser pendant les batailles. Le Chevalier de Folard (1669-1752), grand spécialiste de Polybe, mais qui a aussi participé à toutes les guerres de Louis XIV indique qu'il est "des occasions où la voix de Stentor serait à peine entendue c'est l'expérience qui parle", trouve le tambour ridicule et recommande l'utilisation de deux cors de chasse (14). Il est suivi par G. Knock (15). Le colonel prussien, devenu général en Pologne, Charles-Emmanuel de Warnery, qui indique avoir écrit une brochure en faveur du porte-voix (16) ne manque pas d'humour dans sa promotion (17) :

(9) Le Courrier, 23 septembre 1757 p.308. Voir également Storia delle operazioni militari eseguite dalle armate delle potenze belligeranti in Europa durante la guerra cominciata l'anno 1756. Tomo primo (-sesto) ..: Tomo primo che contiene quant'è succeduto dal cominciamento della guerra sino al mese di settembre del 1757, Volume 1, a spese di Pietro Bassaglia librajo di Venezia in Calle de' stagneri, Amsterdam, 1758, p.207
(10) REUSS R., "Correspondances politiques et chroniques parisiennes adressées à Christophe Günzer, Syndic royal de la Ville de Strasbourg (1681-1685)", Revue d'Alsace, avril-mai-juin 1889, p.239.
(11) Un petit épisode de déserteurs piémontais rapporté par le Général de Montesquiou au Ministre de la Guerre, le 17 septembre 1792. Correspondance du général Montesquiou, avec les ministres et les généraux de la République, pendant la campagne de Savoie et la négociation avec Genève, en 1792, Paris, 1795, p.54. ;
(12) Mercure universel 8 novembre 1792, p.114 ; LIGER, A., Campagnes des Français pendant la Révolution. I. 1792, impr. de J.-F. Billault, Blois, 1798, p.218.
(13) Mercure universel, 15 mars 1793, p.227
(14) FOLARD J.C. de, Nouvelles decouvertes sur la guerre, dans une dissertation sur Polybe, François Josse - Claude Labottière, Paris, 1724, p.250
(15) KNOCK G., Lettres militaires, Duchesne, 1779, p.72
(16) Cette brochure est évoquée in WARNERY, C.E. de,, Melange de remarques, sur tout sur Cesar, et autres auteurs militaires anciens et modernes, Varsovie, 1782, p.162. Peut-être s'agit-il simplement de la remarque que Warnery fait dans ses Commentaires Sur Les Commentaires du Comte de Turpin, vol. 2, Roturier, 1778, pp.329-330, où il écrit "Je doute que la harangue de Condé ait été entendue de la dixième partie de ses soldats, à moins qu'il n'eut un excellent porte-voix, dont l'espèce sera perdue malheureusement pour la poitrine de tant de généraux des pays septentrionaux, qui aiment tant à haranguer, tant dans la paix que dans la guerre, en ajoutant à chaque mot le refrain du diable, de tonnere, de sacrement, etc. (...)"
(17) WARNERY, C.E. de,,Anecdotes et pensées historiques et militaires, écrites vers l'année 1774, par Mr. le G. de W. et tirées du XVI tome du Magazin d'histoire et de géographie de Mr. Büsching, J.J. Court, Paris, 1781, p.69
Un spécialiste des guerres napoléoniennes a essayé d'identifier l'utilisation du porte-voix par la Grande Armée. Il déclare n'avoir trouvé aucun témoignage à ce sujet. Le bruit sur les champs de bataille ne rendait pas l'instrument très adapté et les classiques estafettes; trompettes et tambours lui furent préférés (18). On pourrait ajouter que l'instrument manque de discrétion : ainsi, en 1822, les soldats turcs de Chios furent-ils alertés de l'arrivée des insurgés grecs par la trompette parlante qu'utilisait leur chef, Lykoúrgos Logothétis (19).
Faute d'avoir été beaucoup utilisé sur les champs de bataille, le porte-voix paraît avoir été utilisé pour les revues militaires, ce que Mirabeau évoque avec un certain mépris. (20)
L'utilisation du porte-voix pour communiquer entre deux forteresses, que Morland avait testée dès 1760, évoquée par Kircher dans sa Phonurgia Nova et qui avait fait ses preuves lors du siège de Tanger n'est que rarement évoquée au 18ème siècle.(21)
(18) QUENNEVAT, J.C., "Napoléon et les Télécommunications", Revue du Souvenir Napoléonien, 280 (1975), pp. 2-18.
(19) POUQUEVILLE, F.C.H.L., Histoire de la régénération de la Grèce, comprenant le précis des évènements depuis 1740 jusqu'en 1824, F. Didot, Paris, 1824, p.68.
(20) "et la revue eût été nulle, ou faite au moyen de porte-voix, ou de lunettes d'approches si le Marquis de Broglie..." (MIRABEAU, Mémoires biographiques, littéraires et politiques ... v.1., A. Auffray, A. Guot, 1835, P.147
(21) On en trouve un exemple dans la description des forteresses de Glatz, un petit comté allemand : Article "Gtatz" in ROBINET, Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique, Tome XX, Londres, 1781, p.418
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L'utilisation du porte-voix dans la marine
A défaut d'un usage militaire important dans les opérations de terre, ce sont les usages maritimes du porte-voix qui vont assurer sa célébrité. Morland en avait indiqué l'avantage pour la communication entre navires, particulièrement par temps de brume. L'usage n'en a cependant pas été immédiat, et, selon les documents que nous avons pu assembler ne s'est pas généralisé avant les années 1720.
Un premier récit curieux est celui que Recteur de Wakefield John Clayton adresse en 1688 à la Royal Society : se trouvant à bord d'un navire en route vers la Virginie, il est informé par le capitaine qu'une fuite à été identifiée à l'avant du vaisseau mais que les marins n'arrivent pas à en repérer la place exacte. Clayton, qui par chance transportait avec lui un porte-voix pour un autre usage, propose au capitaine d'utiliser celui-ci de manière renversée, en tant que cornet acoustique. L'opération réussi et l'endroit de la fuite est identifié. Cela nous permet de constater qu'à cette date l'utilisation de speaking trumpets n'était pas encore généralisée sur les navires britanniques (22) .
Le passage du Robinson Crusoe de Daniel Defoe (1719) dans lequel le héros raconte un usage de speaking trumpet nous confirme cette adoption tardive : il précise en en effet à propos de l'instrument "which we had on board" ("que nous avions à bord"), précision d'apparence anodine, mais qui nous indique qu'à cette époque avoir une trompette parlante n'était pas encore systématique (23). On en trouve la confirmation dans A cruising voyage round the world: first to the South-seas, récit, publié en 1712, du privateer Woodes Rodgers de son tour du monde (1708-1711), souvent cité comme le livre qui inspira Defoe pour son Robinson Crusoe. Rodgers raconte comment le capitaine Paul du vaisseau Hastings, qui leur fit compagnie pendant le début du voyage, l'invita à monter à bord et lui offrit "des ratissoirs, des gratoirs, une trompette parlante et d'autres choses dont nous avions besoin". Un corsaire pouvait donc, en 1708, s'embarquer pour aller guerroyer au large de l'Espagne sans avoir emporté au préalable une trompette parlante. (24)
L'utilisation du porte-voix intervient principalement sur des navires équipés pour des expéditions lointaines, dans des situations d'approche de navires inconnus, pour les héler leur signifier de ne pas s'approcher, au risque d'être soumis au feu (25). Les vaisseaux officiels ne sont pas les seuls à être équipés : The Spectator du 11 avril 1712 rapporte le récit d'une attaque d'un corsaire français contre un navire d'Ipswich, l'agresseur notifiant par porte-voix au capitaine anglais qui s'est vaillamment défendu qu'il ne viendrait pas à son secours et aurait plaisir à le voir sombrer (26). En 1715, durant la première insurrection Jacobite, le navire sur lequel s'est réfugié le Prince Jacques Stuart, le Vieux Prétendant, reçoit-il par speaking-trumpet la sommation de livrer le fugitif (27). L'utilisation du porte-voix est recommandée dans le traité Tactique navale (1763) de Bigot de Morogue en cas de voisinage d'un vaisseau inconnu par temps de brume (28). Le recours au porte-voix est désigné comme le signal 24 dans ce traité de communication maritime.

Le porte-voix peut évidemment être utilisé pour la communication à l'intérieur d'un vaisseau : ainsi, en avril 1708, le Père Feuillée, botaniste et astronome, envoyé par le Secrétaire d'Etat à la Marine Pontchatrain en Amérique du Sud est-il prié par le capitaine de se tenir à l'arrière du navire alors que va être bombardé un navire anglais, au large des côtes espagnoles (29).
Dans la seconde moitié du 18ème siècle, l'usage du porte-voix pour la communication interne des instructions à l'équipage est probablement devenu une prérogative du capitaine du navire, et dans une moindre mesure des sous-officier. Rien n'illustre mieux cette prérogative que les nombreuses vignettes, de la fin d'un 18ème siècle ou du début du 19ème où le capitaine de frégate est représenté avec son porte-voix, la longue-vue étant plutôt l'attribut iconique des amiraux. On trouve de telles vignettes avec des capitaines français, anglais, portugais, américains.

"Capitão-de-Mar-e-Guerra". Vignette portugaise, 18ème siècle.
(22) "A letter from Mr John Clayton", Philosphical Transactions, vol.17, 1693; p.781.
(23) DEFOE, D., The life, and strange surprizing adventures of Robinson Crusoe, 5th edition, 1720, pp.241-242
(24) ROGERS W., A cruising voyage round the world: first to the South-seas, thence to the East-Indies, and homewards by the cape of Good Hope. Begun in 1708, and finish'd in 1711, Printed for A. Bell, and B. Lintot, London, 1712, p.9 ; (= Voyage autour du monde, commencé en 1708 & fini en 1711, Volume 1, Chez la veuve de Paul Marret, 1716, p.31).
(25) Quelques exemples :
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Le voyage le plus ancien que nous avons pu identifier faisant état d'un porte-voix date de 1690. CHALLES, R., Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, par une escadre de six vaisseaux commandez par mr. Du Quesne, depuis le 24 février 1690, jusqu'au 20 août 1691, par ordre de la Compagnie des Indes orientales, J.B. Machuel le Jeune, Rouen, 1721, vol.II, p.255.
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Le second est relatif à un épisode au large du Cap Saint-Mary (Terre-Neuve) en 1704 : "Extract from his Journal from Capt. Culliford, Comander for H.M.S. the Leopard Commencing 1st April 1704", The Manuscripts of the House of Lords. 1704-1706 v.6. p.137, HMSO, 1912.
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Le troisième est relatif à l'expédition du Chevalier de Forbin, à partir de Dunkerque, en 1706 relatée dans le Mercure Galant, octobre 1706.
Dans le Manuel des marins; ou , Explication des termes de marine. de Jacques Bourdé de Villeret (1773), le mot porte-voix apparaît ainsi aux termes "Héler" et "Hola".
(26) Spectator, 11 April 1712 n°350, p.185
(27) AINSWORTH W.H., Preston fight; or, The insurrection of 1715 ..., Tauchnitz, 1875, p.165
(28) BIGOT DE MOROGUES, S.F., Tactique navale. Traité des évolutions et des signaux, H. L. Guerin & L. F. Delatour, 1763, p.347.
(29) FEUILLEE, L., Journal des observations physiques, mathematiques et botaniques. faites par l'ordre du Roy sur les côtes orientales de l'Amerique meridionale, & dans les Indes occidentales, depuis l'année 1707. jusques en 1712, Tome 1, Chez Pierre Giffart, Paris, 1714 p. 90.



L'exemple le plus frappant de cette iconographie du capitaine en pied avec porte-voix est le portrait de Jérôme Bonaparte, sur le pont d'un navire, par le peintre flamand François-Joseph Kinson. Le frère de l'Empereur fut engagé dans la marine de 1800 à 1806, bénéficiant de promotions très rapides : il devient commandant du brick L'Epervier en 1802, lieutenant de vaisseau en 1803, capitaine de frégate en 1805 et contre-amiral en 1806. Il quittera ensuite la marine pour devenir général, puis, à partir de 1807, roi de Westphalie. Le portrait n'est pas daté et le décor probablement fantaisiste. Un des points étonnant du tableau est que les initiales du capitaine sont gravées sur le porte-voix, alors que l'usage voulait que ce soit le nom du vaisseau qui soit inscrit sur l'instrument (30). On signale également, dans la riche iconographie relative à la mort de Lord Horatio Nelson lors de bataille de Trafalgar, des représentations sur verre ou sur céramique de l'amiral, blessé, tient encore à la main sa speaking-trumpet, indiquant par-là qu'il est toujours maître de la bataille. (31) Deux speaking-trumpets du Victory sur lequel mourut Nelson a été conservée (32), ainsi que la speaking trumpet de bois qui fut placée sur son char funèbre. Lors de ses funérailles, son éloge funèbre fut prononcée par un de ses officiers, devant la Cathédrale Saint-Paul.

Jérôme Bonaparte, F.-J. Kinson, Musée d'Ajaccio. © RMN-Grand Palais / Gérard Blot
Nous n'avons repéré que peu de textes du 18ème siècle décrivant les codes d'utilisation du porte-voix dans les relations de commandement sur les navires, mais de nombreuses anecdotes existent, y compris celle d'un Capitaine Cumings, qui sera condamné par la Cour martiale britannique pour avoir, entre autres choses, frappé un de ses officiers avec sa speaking trumpet (33) ou celle d'un autre ayant uriné dans l'instrument du navire (34).

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Henry-Pierre DANLOUX, Admiral Adam Duncan, 1798 (Source Wikimedia Commons)
Le texte suivant, plus tardif, donne une image assez vivante des pratiques au début du 19ème siècle. (35)
(30) Sur ce tableau, voir YOUNG R., "Jérôme Bonaparte sur le pont d'un bateau", Napoléon.org, juin 2017. Sur la carrière de Jérôme Bonaparte dans la marine : LE CARVEZ P., "Jérôme Bonaparte, officier de Marine", Napoleonica. La Revue, 2016/2, pp.21-100.
(31) LE QUESNE, L.P., Nelson Commemorated in Glass Pictures, Antique Collectors' Club, 2001, p.38. Cité in CZISNICK, M., Admiral Nelson Image and Icon, Thesis, University of Edinburgh, 2003, Vol. I., p. 274.
(32) Photographie dans The Connoisseur, January 1908 p. 63. Ce qui paraît bien être une autre speaking trumpet du HMS Victory a été mise aux enchères en 2005 par Bonhams.
(33) BYM J.D. Naval Court Martial, 1793-1815, Ashgate Publishing, , 2009 ; HORE P., Nelson's Band of Brothers, Seaforth Publishing, 2015, p.63
(34) "Monday 30th July 1798 ...Asked the cause of the Speaking Trumpetsmelling so strong, said it was caused, by reason that Leiutenant[sic]...... had been using it, as a Pissing Machine to carry his Urinefrom his body, off the Quarter Deck, through one of the Ports, intothe Sea"; The Newfoundland journal of Aaron Thomas, Able Seaman in H.M.S. Boston: a journal written during a voyage from England to Newfoundland and from Newfoundland to England in the years 1794 and 1795, Longmans, 1968.
(35) LECOMTE J., Dictionnaire pittoresque de la marine, Au Bureau central de la France maritime, chez Postel, 1835, p.276


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Autres usages professionnels : guetteurs, pompiers, scientifiques
Dans le courant du 18ème siècle, d'autres professions vont intégrer le porte-voix dans leurs outils. C'est le cas, assez logiquement, des capitaineries de ports, "toutes les fois, surtout, qu'il y est question de manoeuvres compliquées" (36) et des centres sanitaires des ports (37) pour communiquer avec les navires.
Les guetteurs de ville peuvent parfois être équipés de porte-voix, notamment pour donner l'alerte en cas d'incendie, comme c'est le cas des veilleurs de la cathédrale de Strasbourg dès 1732. (38) Dans les années 1780, l'équipement des guetteurs de ville paraît une chose commune (39). La recommandation d'équiper les pompiers de porte-voix apparaît à la fin du siècle (40)

L'utilisation du porte-voix dans la gestion de chantiers, imaginées par Morland, n'est pas vraiment documentée au 18ème siècle. Mais le voyageur Heinrich Sander note, à la fin du siècle, que les travailleurs aux champs dans le pays de Bade sont commandés par porte-voix. (41) Dans un ouvrage allemand sur les problèmes d'amplification du son pour les artisans du bâtiment, le porte-voix bien connu ainsi qu'une trompette de communication 'Kommunnikationrohr" sont citées (42).
Le porte-voix est également utilisé par les scientifiques comme outil dans leurs expériences. En 1746, le médecin Le Monnier, un des premiers à mener des expériences sur l'électricité, utilise un porte-voix suspendu pour étudier sa conductivité.(43)


(36) HAUCHECORNE, Anatomie philosophique et raisonnee, pour servir d'introduction a l'histoire naturelle, Tome II, Delaplace, Paris, An IV (1796), p.191 ; Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jusqu'en 1790. Furne 1830, pp.479-480.
(37) Les valets du Bureau de santé de Marseille sont équipés de porte-voix pour communiquer avec les bateaux mis en quarantaine. Mémoire sur le Bureau de la santé de Marseille , et sur les régles qu'on y observe. Bureau de la santé, Marseille, 1771, pp.30-31
(38) BEHR, G.H., Description nouvelle de la cathédrale de Strasbourg, et de sa fameuse tour; contenant ce qui s'y est passé depuis sa construction, avec tout ce qu'il y a de remarquable en dedans & en dehors de cet edifice. S Kürstner, Strasbourg, 1770, p.98
(39) PIROUX M., Moyens de préserver les édifices d'incendies, et d'empêcher le progrès des flammes , Gay, Strasbourg, 1782, p.126
(40) "Rapport de la Commission de Mécanique de la Société pour l'avancement des arts établie à Genève sur les moyens de multiplier les secours en cas de feu et en particulier de sauver la vie à ceux qui ne peuvent sortir des bâtiments incendiés sans un danger imminent", Bibliotheque britannique. v.4 , Genève, 1797 pp.167-168
(41) "Die Arbeiter auf dem Felde werden mit blechernen Sprachrohren kommandirt." SANDER H., Beschreibung seiner Reisen durch Frankreich, die Niederlande, Holland, Deutschland und Italien. Bd. 2. Leipzig, 1784, p.375
(42) "jedermann bekannte Sprachrohr", RHODE, J.G. Theorie der Verbreitung des Schalles für Baukünstler. Berlin, 1800, p.21
(43) LE MONNIER, "Recherches sur la communication de l'électricité", in Histoire de l'Académie royale des sciences avec les mémoires de mathématique et physique. Tome 3, 1746, pp.292-295. L'expérience est citée par PRESTLEY, J., The History and Present State of Electricity: With Original Experiments, . Dodsley, J. Johnson, B. Davenport, and T. Cadell, 1767, p.331 (= Histoire de l'électricité, Volume 2, Herissant, 1771, p.165)

Expérience de Le Monnier (1746)

Le porte-voix est également utilisé dans les premiers vols en ballons captifs. Lors du vol de décembre 1783 qui se fait à partir des Tuileries, Messieurs Charles et Robert emportent un porte-voix, ce qui leur permet de s'entretenir avec des paysans du côté de la Montagne de Saunoy. Dans son récit, M. Charles indique avoir demandé des nouvelles du Prince de Conti. "On nous cria avec un porte-voix qu'il était à Paris et qu'il en serait bien fâché" (44). Lors du vol du 23 juin 1784, Pilatre de Rozier n'a pas emporté de porte-voix, mais il note : "Plusieurs fois nous cherchâmes à nous approcher de la terre , jusqu'à distinguer les acclamations qu'on nous adressait, et auxquelles il nous eût été facile de répondre à l'aide d'un porte-voix".(45) Le 15 septembre 1784, Lunardi qui effectue le premier vol en Angleterre, collecte des informations avec sa speaking trumpet et lors de son vol du 5 mai 1785 à Moulsey-Hurst, Dodswell à pris à bord, parmi d'autres instruments, un porte-voix (46). Une estampe An English Balloon (1784) de Paul Sandby, qui se moque de la vogue des voyages en ballon, inclut un spectateur s'adressant avec un porte-voix à un curieux ballon à face humaine. Le liégeois Etienne-Gaspard Robertson effectue des expériences avec son porte-voix lors du vol qu'il réalise à Saint-Petersbourg le 30 juin 1804 avec le chimiste russe Sacharoff, pour le compte de l'Académie des sciences de la capitale impériale. Il rédige un rapport sur ces expériences pour l'Académie (47).
Un porte-voix, conservé au Conservatoire des Arts et Métiers (inv.. 20178), faisait partie de l'équipement du laboratoire grand chimiste Antoine Lavoisier (1743-1794), sans que celui-ci soit connu pour des travaux en matière d'acoustique. Mais comme Lavoisier fit partie des commissions chargées d'encadrer les expériences aéronautiques, peut-être fut-il acquis à cette occasion.
Le grand astronome William Herschel utilise également le porte-voix pour dicter, depuis la plate-forme de son téléscope, les observations à son secrétaire ou à sa soeur Caroline (48).
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Où le Marquis de Sade improvise un porte-voix
Un des usages les plus anciens du porte-voix consiste en la communication entre les prisonniers et l'extérieur. Une des anecdotes les plus anciennes remonte à 1674, donc à à peine deux ans après l'arrivée de la trompette parlante à Paris. Comme elle est racontée en 1774 dans un ouvrage d'histoires de la Bastille, elle est est peut-être apocryphe.(49)



Paul Sandby, "An English Balloon", estampe, 1784 (Source : Gallica)
(44) Des ballons aérostatiques, de la manière de les construire et de les faire élever..J.P. Heubach, Lausanne, 1784, pp.234, 246.
(45) DE ROZIER, P., Première expérience de la montgolfière construite par ordre du Roi... , Impr. de Monsieur, Paris, 1784, p.14. Un porte-voix du cabinet du grand physicien Jacques Charles (1746-1823) est conservé au Conservatoire des Arts et Métiers (inv. 1606), Un autre récit de voyage en ballon incluant un porte-voix est celui de M. Blanchard et du Chevalier de l'Epinard, le 26 août 1785, in L'Année littéraire, 1785, p.282
(46) James Trail to Jeremy Bentham, 10 September 1784. in The Correspondence Of Jeremy Bentham Volume 3, UCL Press, 2017, p.307 ;"Balloon Experdition from Moulsey-Husrt", The London magazine enlarged and improved. v.4 (May 1785), p.372
(47) ROBERTSON, E.G., Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien-aéronaute E.G. Robertson : connu par ses expériences de fantasmagorie, et par ses ascensions aérostatiques dans les principales villes de l'Europe, chez l'auteur, Paris vol.2, pp.171-172.
(48) ‘Description du grand télescope d’Herschel’, Revue britannique, 1796, pp.595-598.; FORSTER, G. Ansichten vom Niederrhein. Bd. 3. Berlin, 1794. p. 118

(49) (BROSSAY DU PERRAY J.M.), Remarques historiques et anecdotes sur le Château de la Bastille., 1774, p.37. L'épisode est rappelé par la Gazette nationale quelques jours après la prise de la Bastille : Gazette nationale ou le Moniteur universel, 25 juillet 1789, p. 2/4
Un des prisonniers les plus célèbres de la seconde moitié du 18ème siècle, Jean Charles Guillaume Le Prévost de Beaumont, qui passa vingt et un an en prison pour avoir dénoncé un "pacte de famine" sous Louis XV, disposait d'un porte-voix de huit pieds et écrit dans ses mémoires "J'informais mes compagnons matin et soir mon porte-voix de la conduite de notre geôlier démoniaque" (50)
Une autre histoire est plus célèbre : celle du Marquis de Sade, qui quelques jours avant la prise de la Bastille, improvisait un porte-voix avec des tuyaux de latrines pour haranguer la foule du Faubourg Saint-Antoine depuis sa cellule. Les surréalistes en firent une légende d'un Sade initiateur du 14 juillet. Il n'est pas inutile de relire le récit initial pour la relativiser cette belle imagerie (51)
(50) LE PREVOT DE BEAUMONT, J.C.G., Le prisonnier d'État, ou Tableau historique de la captivité de J.-C.-G. Le Prévôt de Beaumont,... : écrit par lui-même, Paris, 1791, p.116.; "Papiers de la Bastille", Révolutions de Paris : dédiées à la nation et au district es Petits-Augustins., n°30, 1790, p.89



Jean-Baptiste Lallemand, Vue de la Bastille et de la Porte-Saint Antoine, 1789 (Source : Gallica)
(51) La Bastille dévoilée, ou Recueil de pieces authentiques pour servir a son histoire, Chez Desenne, 1789, p.64. L'épisode du porte-voix aurait eu lieu le 2 juillet 1789. il est rapporté in Journalier du Château de la Bastille. ;
Contrairement à la légende, le Marquis de Sade n'était donc plus à la Bastille le 14 juillet 1789. Mais son usage d'un porte-voix de fortune a valeur de symbole : l'instrument n'est pas utile pour la seule communication bilatérale. Comme l'avaient déjà pressenti le Père Kircher et le Général Warnery, il peut aussi être utilisé pour haranguer les foules. Il est donc le premier moyen de communication de masse. Les révolutionnaires des guerres anti-coloniales, en Indochine et en Algérie, ainsi que les gardes-rouges durant la Révolution culturelle chinoise sauront s'en souvenir.
André Lange mai 2019