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UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
10. L'imaginaire du porte-voix
  • Evolution du lexique : de la trompette parlante au porte-voix

Le terme latin tuba stentorphonica introduit en latin en 1671 par Samuel Morland pour désigner sa speaking trumpet ne fera guère fortune. Il sera vite remplacé par tuba vocalis. L'appelation de speaking trumpet, également ntroduite par Samuel Morland, restera incontestée en anglais jusqu'à la fin du 19ème siècle, et ne sera détrônée que par l'arrivée du Megaphon. En allemand le mot Sprachrohr sera formé par analogie avec Fernrohr (le tube à voir au loin, c'est à dire le téléscope) (1)

 

En France, la désignation de "trompette à parler loin", utilisée en 1672 pour traduire speaking trumpet sera rapidement abandonnée pour trompette parlante. Le mot porte-voix apparaît quant à lui dans le le Dictionnaire françois : contenant les mots et les choses de Richelet en 1680, ce qui laisse supposer qu'il était d'usage auparavant. On peut s'interroger sur l'association de ces deux mots : portée et voix, comme Jacques Derrida, jouant sur les mots, s'est interrogé sur la portée du papier.(2)

 

L'image du "port de la voix", au sens de "représentation de quelqu'un d'autre" a existé avant le porte-voix. On en trouve en effet un exemple dans un livre de 1542 sur la Curie du Parlement de Paris (3) et des exemples fréquents dans les textes en latin de théologiens jésuites au début du 17ème siècle (4). En français, on trouve l'expression en 1620 chez le Cardinal du Perron : "Les Légats donc que le Pape envoyait pour porter la voix de l'Eglise" (5). "Porte-voix" a probablement été précédé par "porte-parole", dans le sens de messager, attesté en 1552 dans le Dictionarium latino-gallicum de Ch. Estienne (6) mais il est assez rare au 18ème siècle, malgré la locution "porter la parole", ne figure pas dans les diverses éditions du Dictionnaire de l'Académie française (1762, 1778, 1799) et  ne se trouve guère, avant la Révolution, que dans le sens des écrits décrivant les tribus indiennes d'Amérique (7).

 

Le terme "trompette" peut-lui même prendre un sens assez proche, que définit Richelet dans son Dictionnaire (1680) : "Celui qui publie, qui répand partout , qui annonce, qui dit, qui chante les vertus d'un personne".. Ainsi chez Pierre Bayle, en 1697 : "Ce témoignage ne lui manquait point. Balzac entre autres lui avait servi de trompette" (8).

 

Dans la seconde moitié du 17ème siècle, l'usage de porte-voix dans le sens de représentant informel de quelqu'un, ou d'un groupe de personne paraît familier. Ainsi Grimm écrit-il à Rousseau "Au reste, je ne vois pas pourquoi vus voulez absolument que le Philosophe soit le porte-voix de tout le monde,...(...)"(9). Rousseau, quant à lui, reproche à son ami Deleyre "la facilité qu'il avait eue de se faire auprès de moi le porte-voix de tous ces gens-là". (10). Mirabeau écrit "le bailli n'étant que le porte-voix de son neveu, me corne, de deux jours l'un, la nécessité de cette demande en cassation" (11).

Il semble que c'est aussi au début du 17ème siècle qu'apparaît la notion d'une "voix qui porte", de manière sonore, musicale ou oratoire, puis de manière symbolique. Les exemples les plus ancens que nous avons pu repérer se trouvent dans l'Harmonie universelle du Père Mersenne (1620), un des premiers ouvrages de théorie musicale en langue française.

L'association implicite entre la trompette parlante et le transport de la voix apparaît en 1675 dans l'alexandrin "On sait porter la voix aussi loin que la vue" du poème La gloire des armes et des sciences sous Louis XIV de Bernard de La Monnoye, qui a probablement contribué à la formation du mot porte-voix (12).,probablement  trouvé plus élégant que "trompette parlante". La trompette a beau être un instrument royal, dans la tradition carnavalesque française, elle a aussi des connotations péjoratives : la trope de la trompette/tromperie était probablement trop évidente dès lors qu'il s'agissait de remplacer les notes par la voix.

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Femme avec porte-voix - Gravure hollandaise du 17ème siècle

(1) Le corpus numérisé DTA (Deutsches Textarchiv) fournit une centaine d'occurrences du mot Sprachrohr, souvent littéraires, qu'il ne nous est pas possible d'analyser ici.

 

(2) DERRIDA, J., "Le papier ou moi, vous savez...", Les Cahiers de médiologie, 1997:2, pp. 33-57. "Sous l’apparence d’une surface, il (le papier) tient en réserve un volume, des plis, un labyrinthe dont les parois renvoient les échos de la voix ou du chant qu’il porte lui-même, car le papier a aussi la portée, les portées d’un porte-voix. 

(3) Stilus suprema curiae parlamenti Parisiensis,1542, folio CCXVb

(4) Par exemple Ioannis Lorini Commentarii in Ecclesiasten : accessit expositio eiusdem in Psalmum LXVII.,  sumptibus Horatij Cardon, 1606, p.416

(5) DU PERRON, J., Réplique à la response du sérénissime roy de la Grand Bretagne , par l'illustrissime... cardinal Du Perron, A. Estienne, Paris, 1620, p.281

(6) Cité in article "Porte-parole", in Trésor informatisé de la langue française.

(7) Journal Oeconomique, ou Memoires, notes et avis sur l'Agriculture, les Arts, le Commerce, Chez Antoine Boudet, janvier 1752, p.151 ; MOREAU J.N.,, Mémoire contenant le précis des faits, : avec leurs pieces justificatives pour servir de réponse aux Observations envoyées par les ministres d'Angleterre, dans les cours de l'Europe, Imprimerie nationale, 1756, p. 138 ;  LE PAGE DU PRATZ, A.S., Histoire de la Louisiane,  chez De Bure, l'Aîné,, Paris, 1758, T.1, pp 108-111, T2, pp. 374, 414 ; T.3, pp.31-32 ; DE FONTENAI, Abbé, Le voyageur françois, ou La connoissance de l'ancien et du nouveau monde. T. 10 , L. Cellot, 1769, p.13  BOSS, J.B., Nouveaux voyages dans l'Amérique Septentrionale, Changuion, Amsterdam, 1777, p;96 ; FILSON, J., Histoire de Kentucke , nouvelle colonie à l'ouest de la Virginietrad. Parraut, Paris, 1785 p.190

(8) BAYLE, P., Dictionnaire historique et critique, (1697) Desoer, 1820, p.343

(9) Lettre de Grimm (octobre 1757) cité in ROUSSEAU, J.J., Les Confessions, Edition de Jacques Voisine, Garnier, 1964, p.568

(10) ROUSSEAU, op.cit., p.598.

(11) MIRABEAU, Mémoires biographiques, vol.3,  Jules Chapelle, 1841, p.420

(12) DE LA MONNOYE, B., La Gloire des armes et des lettres sous Louis XIV. - Prière pour le Roy. Pièce qui a remporté le prix de poésie par le jugement de l'Académie françoise, en l'année 1675, P. Le Petit, Paris, 1675

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A la fin 17ème siècle, en Pologne, la notion de trompette parlante (tuba vocalis) interfère avec celle de "trompette de la renommée" (tuba famae). On trouve par exemple une Tuba vocalis famae ac aeviternae memoriae Joannis III Regis Polonia rédigée par Wojciech Stanisław Chrościński et publiée à Varsovie  en 1684 pour célébrer le rôle du roi de Pologne Jean III Sobieski dans la victoire sur les Turcs à Vienne.(13)

 

La speaking trumpet ou le porte-voix peuvent également être utilisés dans le titre de publication, avec le sens d'annonce, voire d'alerte. En 1790, un Alexis Gensoul, de Connaux, dans le Gard, mène campagne contre la réforme des malles-postes que prépare l'Intendant général des Postes. Il publie différents opuscules, dont un Porte-voix National (ou observations ... sur cette belle machine et sur un dépôt précieux à la liberté naissante; par un Citoyen François) (14). La même année, A.B.J. Guffroy, avocat du Pas-de-Calais, futur jacobin puis thermidorien, publie un pamphlet incendiaire pour défendre la Garde nationale Le franc en vedette, ou, Le porte-voix de la vérité, sur le tocsin. Le texte, qui hésite entre la métaphore de la cloche du tocsin, ne manque pas, pour ce dernier de lyrisme "Pour la dernière fois, peut-être, j'embouche de ma guérite le porte-voix magique que la fée bienfaisante a donné aux hommes pour se faire entendre à toutes les distances"; (15) En 1832 est publiée à Londres un A Signal Gun fired to Inland Towns ; or, a Speaking Trumpet to the Nation qui traite apparemment de l'utilisation d'argent collecté pour les marins et les soldats (16)

 

En tant que titre de presse, "Trompette parlante" et "Porte-voix" n'ont pas eu le même succès que le mot "écho" dans le choix des titres de gazettes ou de journaux. On trouve néanmoins une gazette dénommée (en français", La trompette parlante qui a paru à Plaisance (Piacenza) de juillet à septembre 1711 (17). Le premier titre français utilisant le mot Echo parait en 1740L'Écho du public (18). Il faut attendre 1848 pour qu'apparaisse un Porte-voix. Journal républicain de Redon.(19)

Quant à l'expression technique "transport de la voix", elle apparaît pour la première fois en 1876, chez Louis Figuier, dans une des premières publications consacrées au téléphone de Graham Bell, présenté cette année-là (20). Elle ne fera pas long feu face à "transmission", "diffusion" mais réapparaîtra à la fin du 20ème siècle avec le "transport de voix sur IP".

  • La trompette parlante dans les satires et les luttes idéologiques anglaises (Samuel Butler, John Dryden, Daniel Defoe, Jonathan Swift)

 

Dès 1678, la speaking trumpet est évoquée en littérature. Samuel Butler l'introduit en effet dans le Chant I de la troisième partie de son populaire Hudibras, poème héroïco-comique dans la veine du Don Quichotte de Cervantes, et qui se moque des puritains (21) Dans un récit à sa bien-aimée, Huribras raconte

"I heard a formidable voice,

Loud as the Stentorphonic noise."

Pour le lecteur anglais de l'époque, l'allusion au Tuba Stentorphonica de Morland ne devait pas faire de doute - ce que soulignent nombre de commentateurs britanniques - mais John Towneley, dans sa traduction française de 1757, évite le terme technique et traduit

"J'entendis un bruit effroyable,

Comme la voix épouvantable,

Dont Stentor les Grecs haranguoit"

La speaking trumpet arrive dans la société britannique à un moment où celle-ci est traversée de profondes querelles politiques, religieuses et idéologiques. Elle devient rapidement pour les écrivains un matériau métaphorique dans les textes polémiques, alors que quelques uns commencent à s'emparer du medium lui-même pour attaquer l'ennemi. Une  anecdote, que l'on peut situer au début des années 1680, donne le climat de l'époque,  Charles Morton, cet enseignant non conformiste à Oxford et fondateur de l'Ecole des Dissenters à Newington Green, au nord de Londres, qui dans ses Compendium Physicae répercute la théorie du son de Sir Samuel Morland. Selon le Samuel Wesley, qui fut son élève puis son adversaire,  l'académie de Newington Green possédait «un beau jardin, un terrain de bowling, un étang à poissons et un laboratoire, ainsi que des raretés non négligeables avec des pompes à air, des thermomètres et toutes sortes d'instruments mathématiques. L'académie comptait à cette époque une cinquantaine d'élèves, y compris quelques-uns de la noblesse, mais dans l'ensemble, selon Wesley, formait plutôt un groupe «républicain». Le futur recteur d’Epworth fut très choqué quand une bande de ses camarades de classe emprunta une speaking trumpet au cabinet de curiosite du maître  essaya l’un des appareils de  Morton, une trompette parlante, criant des insultes au clergyman local anglican du haut d’une colline voisine.(22)

A la même époque, en 1682, le poète John Dryden publie un texte satirique, The Medall, dirigé contre les Papistes et les Whigs, considérés comme fanatiques (23). Un des points de sa critique porte sur l'interprétation des textes anciens, en grec et en hébreu, par ceux qui en font une lecture dogmatique. Le grec et l'hébreu deviennent des trompettes parlantes (Dryden utilise talking plutôt que speaking, mais l'allusion devait être claire)

For what defence can Greek and Hebrew make?

Happy who can this talking Trumpet seize;

They make it speak whatever Sense they please!

’Twas fram’d at first our Oracle t’ enquire;

But Since our Sects in prophecy grow higher,        165

The Text inspires not them; but they the Text inspire.

Pour quelle défense le grec et l'hébreu peuvent-ils jouer?
Heureux qui peut saisir cette trompette parlante;
Ils le font parler comme bon leur semble!
’C’est au début que notre Oracle s’informait;
Mais depuis que nos sectes dans la prophétie ont grandi, 165
Le texte ne les inspire pas; mais ils inspirent le texte.

Parmi les élèves de Morton figurait le jeune Daniel Defoe, le futur auteur de Robinson Crusoë. L'histoire ne dit pas si celui-ci participa à l'épisode de la trompette parlante. Toujours est-il qu'il fut marqué par la philosophie baconnienne du maître de Newington Green et que la trompette parlante apparaît à plusieurs reprises dans son oeuvre (24). En 1703, dans un texte satirique écrit après une journée d'exposition au pilori, A Hymn to the Pillory, Daniel Defoe évoque l'instrument de manière burlesque pour critiquer l'hypocrisie politique et l'opportunisme de ceux qui retournent leur veste. Deux ans plus tard, Defoe se trouva engagé dans une virulente polémique contre Lord Haversham, un ancien Whig qui avait rejoint le camp des Tories et contre qui Defoe écrivit divers pamphlets. Dans une de ses interventions au Parlement, c'est probablement aux vers de Hymn to the Pillory que pense Haversham lorsqu'il proteste des attaques contre sa proposition d'inviter l'héritier présomptif "That a person only for mentioning it (l'invitation) should be call'd by the name of Mr Politicus, Speaking Trumpet, Grating Saw, etc". (20) Defoe répondra à Haversham, qui l'avait accusé d'être un mercenaire, par un nouveau pamphlet, citant cette même phrase du Lord. (21). 

La speaking trumpet ne pouvait rester simple insulte. Defoe va lui rendre sa dignité scientifique. Deux ans plus tard, il publie The Consolidator, récit d'un voyage sur la lune, dont la tradition dit qu'il fut écrit lors d'un séjour en prison. Dans la veine de la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, et du Conte du tonneau de Swift, Defoe propose l'utopie d'une société idéale, occasion de faire une satire des milieux politiques britanniques et dit son désir d'aller sur la lune pour y rencontrer le "Chercheur de nature", dont il dresse le portrait (27) :

 

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Trope de la trompette trompeuse : "Le monde je trope". Pièce de fou, en plomb (Amiens, XVIème siècle). DANICOURT, "Enseignes et médailles d'étain et de plomb trouvées en Picardie", RN 5, 1887, cité in RAEMY TOURNELLE C., "Les Fous et Innocents frappent monnaie; mais par quel prodige?", Academia, s.d. (consulté 17.4.2019)

(13) Cité in MLEWSKA-WASBINSKA, B., "Silva Rerum  Jan III Sobieski as an epic hero", Museum of King Jean III'S Palace at Wilanov, s.d;, consulté 17.4.2019. Voir également  ORMINSKI, T.F., Tvba Vocalis Perennaturi Nominis [...] F. M. Ivsti Słowikowski, Sacræ Theologiæ Doctoris, Krakow, 1689.

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(21) BUTLER S., Hudibras. The third and last part. Written by the author of the first and second partsSimon Miller, 1678, p.16 ; Hudibras. Poëme écrit dans le tems des troubles d'Angleterre, traduit par John Towneley, Chant VII, Volume 2, Londres, 1757, p.309

(22) TYERMAN, L., The life and times of the rev. Samuel Wesley, M.A.; Marshall, Londres, 1888, p.68. ; MOISON, S.E., "Charles Morton", in MORTON C., Compendium Phusicae, Publications of the Colonial Society of Massachusetts, 1940.  

Les étudiants de Morton ne sont pas les seuls à avoir utilisé la speaking trumpet de manière intempestive. On trouve dans le fameux recueil Strange des jurispriodudence pour les années 1716-1747 un cas de condamnation d'un citoyen nommé Smith pour nuisance en raison d'un usage nocturne d'une speaking truimpet.

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John Dryden par

Sir Godfrey Kneller

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Defoe au pilori (Source Wellcome Image)

(24) Sur l'héritage intellectuel de Charles Morton chez Daniel Defoe, voir VICKERS, I., Defoe and the New ScienceCambridge University Press, 1996.

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DEFOE D., A Hymn to Pillory, London, 1703

"Ses merveilleux télescopes, qui ne sont pas de qualité moyenne, permettent de faire des découvertes simples sur les terres et les mers de la Lune et de toutes les planètes habitables, de sorte que l'on peut tout aussi bien voir un cadran d'horloge. dans la Lune, comme si ce n'était pas plus loin que le château de Windsor. S'il avait eu le temps de finir la trompette parlante qu'il avait imaginée pour transporter le son, la trompette simulée d'Arlequin eût paru idiote. Cela serait sans doute une expérience admirable, qui nous donnerait l'avantage général de toutes leurs connaissances acquises dans ces régions, où plusieurs découvertes utiles sont faites quotidiennement par les Hommes de Pensée pour l’amélioration de l'entendement humain. Comprendre, et avoir discuté avec eux de ces choses, devrait être très agréable, et en outre, cela serait à notre entier avantage"   (Traduction A.L.)

L'association, classique, au 17ème siècle, de la trompette parlante au télescope est ici maintenue pour signifier l'extrême avancée du progrès. Les autres occurrences de la speaking trumpet que l'on trouve chez Defoë (The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe of York, Mariner, 1719 (28), The life, adventures, and piracies of the famous Captain Singleton, 1720, A new voyage round the world, by a course never sailed before., 1725), sont plus tardives et plus triviales : elles concernent l'utilisation de speaking trumpets pour communiquer entre navires.

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Jonathan Swift ne manque pas, lui, aussi de citer la speaking trumpet. Elle apparaît dans les Gulliver's Travels, lorsque Gulliver fait la rencontre d'un premier géant sur l'île de Brobdingnag.(29)

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(29) SWIFT J., Travels into several remote nations of the world. : In four parts. / By Lemuel Gulliver, first a surgeon, and then a captain of several ships., C2, vol;1, Printed for Benj. Motte, 1726, p.156 ; Voyages de Gulliver.... Tome 1, traduction de P.F. Desfontaines, J. Guérin, 1727, p.132 

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Selon Elaine L. Robinson, ce passage évoque une allusion au cor de Roland dans la Divine Comédie de Dante (30).

Après cette entrée en fanfare dans la littérature anglaise, la speaking trumpet apparaîtra encore chez grands auteurs classiques (Fielding, Woodworth, Thackeray, Scott, Dickens, Stevenson, Melville), mais dans des usages sans relief particulier, généralement lié à des marins ou à des scènes de voyage en mer. On trouve néanmoins quelques usages métaphoriques intéressants. Ainsi, chez Samuel Richardson dans son Clarisse Harlowe, modèle du roman épistolaire (1748) : "And the only have borrowed my mamma's lips, at the distance they are from you, for a sort of speaking trumpet for them", ce que  l'Abbé Prévost traduit "Dans l'éloignement où ils sont de vous, la bouche de ma mère est une sorte de porte-voix, par lequel il se font entendre".(31). Dans Oliver Twist, Dockens compare le son du porte-voix aux mugissement d'un taureau fou.

 

La speaking trumpet a été très en vogue dans les caricatures anglaises visant Napoléon. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l'usage métaphorique devient objet de moquerie dans le roman historique Quentin  Durward de Walter Scott (1823), qui cependant commet un anachronisme en supposant que Louis XI et son conseiller d'Argenteuil connaissent l'instrument (32).

(30) ROBINSON, L.E., Gulliver as Slave Trader: Racism Reviled by Jonathan Swift, Mc Farland, 2006, p.100

(31) RICHARDSON, S. Clarissa, or the History of A Young Lady, 1748 (= Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlovetrad. de l’anglais par l’abbé Prévost, Édition Amsterdam-Paris, 1784)

(32) SCOTT, W., Quentin Durward : a romance, vol.II, H.C. Carey, Philadelphia, 1823, p.207 (= Quentin Durward, traduction d'Albert Monémont, Ménard, Paris, 1837), p.406

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  • Le porte-voix dans la littérature française du 18ème siècle

Le porte-voix apparaît épisodiquement dans la littérature française, le plus souvent à titre de comparaison. Ainsi François Cartaud de la Villate écrit que Guez de Balzac "employa les longues périodes comme un porte-voix pour mieux retenir" (33). En 1787, le Chevalier Champcenetz, bel esprit que ses opinions anti-révolutionnaires conduiront à la guillotine écrit à un correspondant: "Je sens bien toute la valeur de notre correspondance; notre intelligence est un porte-voix dont nul mortel n'a l'embouchure, mais qu'est-ce que s'entendre quand on se sait par cœur ?" (34).

Alors que le porte-voix a déjà remplacé la trompette parlante dans la langue courante, Voltaire, probablement en référence aux auteurs anglais dont il s'inspire (Swift est explicitement cité), revitalise celle-ci dans son conte philosophique Micromegas (1752) (35). L'ingénieux et observateur  Micromegas, venu de Sirius, géant philosophe qui explore l'univers, après avoir observé une baleine et un navire au microscope, entre en contact avec les hommes et pour les écouter se confectionne une trompette parlante de manière bien originale : en se taillant les ongles à coup de ciseaux.  Micromégas, suivant peut-être en cela les recommandations du médecin Nieuwentyt utilise la trompette parlante comme un cornet acoustique et non comme un porte voix. En fait, Voltaire confond, ou feint de confondre, trompette parlante et "lunette pour l'oreille", renversant l'instrument comme il renverse les proportions de perception du monde. Voltaire fait une allusion ironique à la question qui depuis un siècle agite les savants européens : le problème pour Micromégas et son acolyte le Nain, n'est pas d'augmenter le son de leur voix, mais de le réduire, ce qu'ils font "en s'introduisant dans la bouche des espèces de cure-dents, dont le bout tout effilé vient donner près du vaisseau sur lequel se trouvent les petits humains".

(33) CARTAUD DE LA VILATTE, Essai historique et philosophique sur le goût, 1751, p.144

(34) QUENTIN DE RICHEBOURG, L.R., Chevalier de Champcenetz, "Réponse de M. Champcenetz", mars 1787, in GRIMM F.M. et DIDEROT, D., Correspondance littéraire, philosophique et critique adressée à un souverain d'Allemagne, pendant une partie des années 1775-1776 et pendant les années 1782 à 1790 inclusivement., F. Buisson, 1813, p.191.

(35)  Le Micromégas de M. de Voltaire, Michel Lambert, Paris, 1752, p.61-62

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Planche de NIEUWENTYT, B., L'existence de Dieu, démontrée par les merveilles de la nature, Jacques, Vincent, 1725

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Le porte-voix apparaît dans d'autres voyages imaginaires parus avant la Révolution française. Ainsi dans La découverte australe par un homme-volant de Restif de la Bretonne (1781), "nouvelle très philosophique", utopie qui, enrichie des voyages merveilleux permettant la découverte de civilisations étranges, les Christiniens entrent en contact avec les Patagoniens. Le Prince de l'Ile Christine épouse une Patagone. La cérémonie est dominée par le bruit assourdissant de la trompette marine utilisée par les Patagoniens, instrument monocorde.  Durant la danse des mariés, le Prince de l'Ile-Christine "eût beaucoup à souffrir de la trompette-marine : mais il feignit de la trouver admirable ; et au moyen d'un bon porte-voix, que lui avait fabriqué son jeune frère, le plus habile mécanicien du monde, il ne cessait d'en faire des compliments aux Patagons." (36)

L'an deux mille quatre cent quarante. Reve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier s'inscrit dans la même veine fantaisiste-philosophique, mais c'est ici le voyage dans le temps qui permet la prise de distance et le regard critique sur la société actuelle. La première édition paraît en 1771 : le narrateur s'endort pendant 670 ans et découvre une France qui a bien changé et où triomphent les idéaux des Lumières (37). Le roman, comme la société, est perfectible et la deuxième édition, parue en 1786, est enrichie de nouveaux chapitres. Apparaît notamment un nouveaux chapitre intitulé "Signaux" et qui évoque ce "beau porte-voix", le cor d'Alexandre le Grand, cher à Athansius Kircher.(38). Le système de transmission des sons proposé est assez plaisamment baroque. De manière assez prémonitoire, la maîtrise des signaux sonores précède les progrès de l'aéronautique, constat qui aurait certainement plu à Graham Bell et à Clément Ader.

  • Théories sur le porte-voix dans le théâtre des anciens Grecs

Les auteurs du 18ème siècle ont beaucoup repris la théorie, héritée d'Aulu-Gelle et de Boèce selon laquelle les acteurs grecs disposaient de sorte de porte-voix pour se faire entendre dans le grand espace des amphithéâtres. Aulu Gelle écrivait en effet dans ses Noctes antiquae : "Gabius Bassus, dans son traité sur l'Origine des mots, donne du mot persona, masque, une étymologie aussi spirituelle que savante ; il le fait venir de personare, retentir : « Car, dit-il, la tête et le visage se trouvant entièrement couverts par le masque, qui n'a d'ouverture que pour laisser le passage libre à la voix qu'il resserre et qu'il empêche de se répandre de différents côtés, en la forçant de s'échapper par cette seule ouverture, et qu'il rend par là plus claire et plus sonore, on a par cette raison donné au masque le nom de persona ; et c'est à cause de la forme de ce mot que la lettre o y est longue." (39). Au Moyen-Age, l'étymologie fantaisiste entre sonus et persona avait été amplifiée par Boèce, qui dans son traité De trinita suggère que persona évoque l'image d'un masque par lequel s'amplifie la voix et que celle-ci résonne mieux lorsque le masque est concave  (40)

Sauf erreur de notre part, il ne semble pas que Kircher, qui pourtant avait lu Boëce, ait repris cette théorie. Le premier moderne chez qui nous la retrouvons est un autre jésuite, le R.¨P. Pierre Brumoy (1688-1742) dans son livre Le théâtre des Grecs, 1732 (41)

 

La théorie formulée par Brumoy paraît oubliée pendant une dizaine d'années mais elle est relancée par la publication, en 1750, du De larvis scenicis et figuris comicis de Francesco de Ficoroni, première étude sur les pratiques du théâtre des Anciens et qui propose une riche iconographie.

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 Une des planches relatives aux masque anciens da,s Francisci Ficoronii,... Dissertatio de larvis scenicis et figuris comicis antiquorum romanorum : ex italica in latinam linguam versa, Roma, 1750. (Bibliothèque numérique de Lyon)

On la retrouve en 1763 dans les Saggio sopra l'opera in musica du Comte Francesco  Algarotti, un théoricien des arts italiens, favori de Frédéric II (42), puis, en 1765, dans l'article "Masques de l'antiquité" de la Grande encyclopédie, attribué à Louis de Jaucourt, qui fait référence à Aulu Gelle et à Boèce (43) Elle devient dès lors un lieu commun que l'on trouvera notamment dans le Journal de Paris (44), chez Marmontel (45), chez Goldoni, qui explique son projet de réformer la comédie en supprimant les masques de la farce, qui ne sont plus adaptés aux exigences des contemporains (46) ou encore chez Madame Necker,  Susanne Curchod (47).

Cette théorie,  reste vivace au 19ème siècle, y compris dans le monde anglo-saxon, est cependant récusée dès 1800 par l'archéologue et érudit Antoine Mongez, puis, en 1818 par l'article "Masques" de l'Encyclopédie méthodique, qui font remarquer qu'il manque aux masques le tube, l'élément essentiel du porte-voix pour l'amplification des sons (48). Les acousticiens contemporains considèrent qu'elle n'a jamais été démontrée. (49)

Victor Hugo, dans Quatrevingt-treize, s'inspire de cette théorie pour décrire, par métaphore, une voix de Stentor (50) : 

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(36) RESTIF DE LA BRETONNE, La découverte australe par un homme-volant, ou Le Dédale français; nouvelle très-philosophique, vol.II Imprimé à Leipsick, (1781), p.251

(37) MERCIER, L.S., 'L'An deux mille quatre cent quarante . Rêve s'il en fût jamais, Lon,dres, 1771.

(38) MERCIER, L.S., L'an deux mille quatre cent quarante. Reve s'il en fut jamais; suivi de l'homme de fer, songe, vol. 2, Nouvelle éditions avec figures, Paris, 1786, pp.146-147

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Masque grec in Recueil de planches pour le Dictionnaire de l'intelligence des auteurs classiques, grecs & latins, de Mr. Sabbathier, 1773

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BRUMOY, R.P., Le théâtre des Grecs, 1732

(39) AULU-GELLE, Les nuits attiques, Livre V,  in Oeuvres complètes d'Aulu-Gelle. II. trad. du latin par MM. de Chaumont, Flambart et Buisson ;Nouvelle édition, revue avec le plus grand soin, par M. Charpentier,... et M. Blanchet,... 511 p. Garnier frères, [1920]

(40) Sur ce sujet, voir NEDONCELLE, M., "Les variations de Boèce sur la personne", Revue des Sciences Religieuses  Année 1955  29-3  pp. 201-238 et VASILIU A., "Nature, personne et image dans les traités théologiques de Boèce ou Personne dans le creux du visage", in GALONNIER A. (dir.), Boèce ou la chaîne des savoirs: Actes Du Colloque International de la Fondation Singer-Polignac, Paris, 8-12 Juin 1999, Editions de l'Institut supérieur de philosophie, 2003 pp. 481 et s.

(41) BRUMOY, P.,  Le Théâtre des Grecs,  chez Rollin Père, Jean-Baptiste Coignard et Rollin fils, Paris, 1730. Sur Brumoy, voir le numéro de la revue Anabase, 14/2011. Le livre de Brumoy fera l'objet de plusieurs rééditions (1732, 1749, 1785, 1787, 1789, 1820, 1822). Nous ne trouvons pas mention de la thèse d'Aulu-Gelle dans BOIDIN, "Discours sur les masques et les habits de théâtre des Anciens", in Mémoires de littérature, tirés des registres de l'Académie royale des inscriptions et belles lettres., vol.5, 1711, p.172 et s.

(42) ALGAROTTI, F., Saggio sopra l'opera in musica, Livorno, Per M. Coltellini, 1763., p.75. Voir également MILIZIA F., Del Teatro, In Venezia : presso Giambatista Pasquali, 1773, p.84

(43) "Masque de théâtre", Encyclopédie, ou, Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome X, 1765, p.175

(44) Théâtromane, "Sur la nouvelle salle de la Comédie italienne"; Le journal de Paris, 30 mars 1781

(45) MARTMONTEL, "Tragédie", in Encyclopédie méthodique : Grammaire et Litterature Tome 3,, Panckoucke, 1786, p.161

(46) GOLDONI, C., Mémoires, vol. 2, , Duchesnes, 1787,  p.196

(47) (CURCHOD S.), Mélanges. Extraits des manuscrits de Mme. NeckerC. Pougens, Tome 1, 1798, p.90

(48) MONGEZ A.,  "Mémoire sur les harangues attribuées par les ećrivains anciens aux orateurs, sur les masques antiques, et sur les moyens que l'on a cru avoir été employés par les acteurs, chez les anciens, pour se feire entendre de tous les spectateurs", Mémoires l'Institut ( ittérature et beaux arts), T V, 1801, pp.-138 ; , ""Masques" in FRAMERY, N.E., MOMIGNY, J.J., GUINGENE P.L., Encyclopedie méthodique. Musique. T. 2, Chez Mme veuve Agasse, 1818, pp.246-247

(49) BECKERS B., BORGIA N, "Le modèle acoustique du théâtre grec",heliodon.net, 2006.

(50) HUGO, V., Quatrevingt-treize, Michel Levy, 1874, vol.1, p.96

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Une version alternative à la théorie du masque porte-voix paraît avoir circulé, selon laquelle les acteurs utilisaient de réels porte-voix. Ainsi Diderot écrit-il dans les Entretiens sur le fils naturel (1757),  "Je ne voudrais pas remettre sur la scène les grands socs, et les hauts cothurnes, les habits colossals, les masques, les porte-voix, quoique toutes ces choses ne fussent que les parties nécessaires d'un système théâtral" (51).

Jean-George Noverre, dans ses Lettres sur la Danse (1760) donne plus de précisions : "On ajoutait encore à ses masques une espèce de cornet ou de porte-voix, qui portait les sons avec fracas aux spectateurs les plus éloignés ; ils furent incrustés d'airain". (52) De même, Louis-Sébastien Mercier "On est fondé à croire que les anciens parlaient en vers sur scène, parce que l'acteur, armé d'une sorte de porte-voix, et obligé de se faire entendre au loin, s'étayait de la cadence du vers, qui facilitait ce son élevé et faisait deviner ce qu'on aurait perdu sans son secours. Mais nous faudra-t-il  ressusciter aussi les instruments qui soutenaient la voix, et verrons-nous un acteur caché déclamé hautement, tandis que l'autre fera des gestes ?" (53). L'utilisation de porte-voix dans les représentations de tragédie est également évoquée dans l'Histoire universelle des théâtres (1779) (54)  ou encore par Madame de Staël, en 1799, de manière plus allusive : "Ces masques, ces porte-voix, toutes ces bizarres coutumes de théâtre..." (55).

  • Le porte-voix, métaphore des relations sociales et de la distance

La banalisation du porte-voix, à la fin du 18ème siècle, permet son utilisation dans des métaphores de la vie quotidienne, utilisées pour décrire des phénomènes de modification de perception des distances interpersonnelles. Madame Necker, analysant l'hypocrisie des relations mondaines, écrit : "Nous sommes, dans la société, sur des échasses, et nous parlons comme avec un porte-voix, comme les acteurs sur le théâtre d'Athènes, aussi nos sentiments retentissent-ils dans toute une ville, sans faire souvent impression sur ceux à qui on les adresse". (56)

Nicolas Camaille Saint-Aubin, en 1796, dans Glicère ou la philosophie de l'amour. Poème champêtre, utilise le porte-voix dans le cadre d'un propos assez similaire : "Ames sensibles, transportez-vous aux champs ; c'est là votre séjour ; les grandes villes ne vous plairont jamais : ces conventions qui semblent pour ainsidire brider la Société, n'y laissent qu'un certain nombre de mots vide de sens dont vous ne ferez jamais votre Dictionnaire, c'est une espèce de porte - voix qui passe de bouche en bouche, et rend toujours les mêmes sons ; c'est un masque d'emprunt qu'on se prête tour-à-tour les uns aux autres , et qui fait que tout le monde se ressemble."

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Susanne Curchod (Madame Necker)

par A. Blanchard. Welcomme Collection

(56)  CURCHOD, S., op.cit.

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