UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
4. Les débuts de l'acoustique moderne au 17ème siècle -
Des projets oubliés de Galilée aux fantaisies littéraires de Charles Sorel et Cyrano de Bergerac
Les observations de Della Porta sur le son dans la seconde édition de ses Magiae Naturalis (1589) n'avaient rien de systématique et se trouvaient dispersées dans différents livres relatifs aux miroirs, à la pneumatique ou au chaos. Della Porta, avec ses expériences sur la transmission du son par des tuyaux de plomb et ses propositions d'un cornet auditif innove d'un point de vue technique, mais ne théorise guère. Au début du 17ème siècle, réfléchir sur le son est encore considéré comme dangereux : dans l'épisode de la cabeza encantada du Quijote (1615), Don Antonio décide de détruire sa statue parlante par crainte que l'Inquisition ne la découvre. Et, comme nous allons le voir, Paolo Aproino abandonne en 1613 ses recherches sur le porte-voix, après avoir indiqué à Galilée que travailler sur l'amplification des sons est dangereux. En France, il faut attendre le 17ème siècle pour que l'analyse du son devienne plus systématique, en particulier dans le Traité de l'harmonie universelle (1636-1637) du Père Marin Mersenne. En attendant, c'est dans une Angleterre largement débarrassée de l'appréhension de la censure religieuse, que la réflexion acoustique va faire ses progrès les plus significatifs.(1)
Notre objectif ne sera pas ici pas ici de proposer une vision complète des développements de l'acoustique au 17ème siècle, tâche que nous laissons aux historiens spécialisés. Notre démarche n'a d'autre ambition que d'examiner les implications pratiques des recherches menées en ce siècle de débuts de l'acoustique moderne sur les moyens de communication
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Les Decas fabularum de Johannes Walch (1609)
Le Decas fabularum de Johannes Walch, recueil d'histoires publié à Strasbourg en 1609 est connu comme une des sources des Fables de Jean de la Fontaine, pour ses considération sur la cryptographie et son récit des mésaventures de l'imprimeur Fuchs, accusé à Paris de magie pour avoir vendu de multiples exemplaires de la Bible.
John Wilkins, prêtre polymathe anglais (1614-1672), cite Walch dans ses Mathematical Magick (1648).
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Les projets de Galilée et l'appareil acoustique de Paolo Aproino (1610-1613)
Ce n'est que récemment qu'ont été mises en évidence les recherches de Galilée et de son disciple Paolo Aproino (1586-1638), médecin à Trévise, sur l'amplification des sons, passées inaperçues faute de publication mais qu'il est possible de reconstituer par leur correspondance (2)
La première formulation de Galilée quant à la conception d'un appareil auditif apparaît en 1610, lorsqu'il négocie son retour de Padoue à Florence avec Belisario Vinta, le Secrétaire d'Etat de Cosme II de Médicis. Il annonce son intention d'écrire, entre autres choses, un opuscule dont le titre serait De sono e voce. (3). Selon Valleriani, il est probable que Galilée a confié ce projet à son assistant Paolo Aproino. Toujours est-il que le 27 juillet 1613; Aproino envoie depuis Trévise une lettre détaillée à son maître pour lui décrire le résultat de ses pensées et de ses expériences. Il explique que s'il peut enfin envoyer ses observations c'est que celles-ci sont suffisamment avancées pour pouvoir faire réaliser un instrument permettant d'augmenter la puissance des sons.(4)
L'appareil est assez simple, même s'il n'a pu le faire réaliser faute d'avoir les personnes qualifiées à sa disposition. L'idée lui en est venue en étudiant les phénomènes de bruissement dans un coquillage de type aurita. Pline et Rondelet avaient déjà observé ce bruit caractéristique (bucinum) de ces coquillages qu'ils nommaient bucina (5). Il a fait des expérimentations en perçant un coquillage de type turbinata (en spirale) et en se le mettant dans l'oreille et se rend compte que les sons sont amplifiés. Ses amis, suivant les dogmes aristotéliciens, lui ayant affirmé que l'amplification du son était impossible, il s'est mis à réfléchir sur la nature de celui-ci.
Mobilisant les enseignements de son maître mais aussi de Boèce, du musicologue Maurolico et de Vitruve, il se met à considérer les conditions de la réduction du son. Il expérimente ensuite avec un cône simple, un cône avec des spirales puis avec différents cônes emboîtés les uns dans les autres. En comparant les cônes il constate que, pour deux cônes de base égale, celui de plus grande hauteur donne le son le plus proche et transmet également plus de bruissement (bucina); et de deux cônes de hauteur égale, l’un avec une base plus grande rapproche plus le son, et produit moins de bruissement. Sur base de ces expériences, Aproino conçoit un appareil acoustique en forme d'hyperbole, dont il donne une description géométrique en s'aidant d'un graphique et qu'il invite Galilée à faire construire. Aproino s'en est confectionné un en balsa, mais pense qu'il vaudrait mieux qu'il soit en argent. Il envisage de passer dix jours à Murano pour en faire confectionner en verre. Il espère que son appareil fermera la bouche sinon aux émules du dogme, mais en tout cas aux ignorants qui ne peuvent accepter l'idée que l'on peut augmenter le son de manière artificielle avec quelque instrument.
Selon Valleriani, la proposition d'Aproino de recourir à la forme hyperbolique pour son appareil acoustique anticipe la proposition de Cassegrain, qui, en 1673, proposera la même forme pour sa trompette parlante harmonique.
Aproino n'a pas continué ses travaux expérimentaux, se dédiant à la prêtrise et devenant en cette année 1613 canonico à la cathédrale de Trévise. Reste à savoir pourquoi Galilée n'a pas souhaité poursuivre sur la piste proposée par son correspondant, pour lequel il nourrissait beaucoup d'admiration. Une des raison peut être la prudence : dans une lettre du 1er juin, Aproino lui avait indiqué que ses recherches sur le son pouvaient être dangereuses, probablement parce qu'elles impliquaient une remise en cause de dogmes aristotéliciens. Galilée, déjà impliqué dans d'autres disputes théoriques à la cour des Médicis n'aurait pas souhaité prendre le risque d'une confrontation complémentaire. Il n'aurait pas non plus simplement démontré l'appareil, en simple ingénieur, pour ne pas remettre en cause le statut de philosophe de la nature auquel il aspirait à Florence. Les propositions d'Aproino tomberont dans l'oubli. Elles seront signalées dans quelques publications (6), publiées en 1890 dans les Opere complete de Galilée, mais il faut attendre le début du 21ème siècle pour qu'elles trouvent enfin leur place dans l'histoire de l'acoustique.
Galilée, quant à lui, n'écrira pas le traité d'acoustique qu'il avait envisagé, mais, comme le montre François Baskevitch, ses Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenenti alla mecanica & i movimenti locali, publiés en 1638, contiennent une esquisse de théorie vibatoire du son (7).
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Le recueil Récréation mathématique (1624)
Le recueil anonyme Récréation mathématique: composée de plusieurs problèmes plaisants et facétieux publié à Pont-a-Mousson en 1624 constitue un moment important dans l'histoire des sciences, car il est le premier exemple du genre "Récréation mathématique", genre qui sera, par exemple, pratiqué, au 18ème siècle par le français Guyot et l'anglais Hooper et, au début du 20ème siècle, par le Professeur Merriman, l'auteur, en 1877, du canular du diaphote.
Le recueil a fait l'objet de nombreuses éditions en français, et a été traduit en anglais, latin et néerlandais. Il a longtemps attribué à Jean Leurechon (1591-1670), un jésuite professeur de mathématiques à Pont-à-Moussin, en Lorraine. Après une étude détaillée, l'historien des mathématiques Albrecht Heefer a remis en cause cette attribution et suggère que le recueil est l'oeuvre de Jean Appier Hanzelet (1596-1647), un ingénieur qui était Maître d'Artillerie du Duc de Lorraine. (8)
Le recueil propose des "problèmes", c'est à dire des questions qui retiennent l'attention des "philosophes de la nature" et des mathématiciens. Le problème LXV s'intitule "Le moyen de faire un instrument qui façe ouyr de loing, et bien clair : comme les Lunettes de Galilée font voir de loing et bien gros". Comme le note Heefer, ce problème est probablement inspiré de la Magis naturalis de Della Porta. Il en regroupe diverses observations et propositions qui étaient dispersées dans l'oeuvre du polymathe napolitain : proposition d'un appareil acoustique, comparaison entre cet appareil et les lentilles, évocation des chambres d'écoute dans un palais italien (que l'on retrouvera vingt ans plus tard dans la Musurgia universalis d'Athanasius Kircher).
Enfin, on notera que l'auteur de la Récréation mathématique évoque aussi un instrument permettant de parler au loin. Sa réflexion n'a pas la maturité de celle de Paolo Aproino, mais il note l'usage de "sarbataines ou tuyeaux un peu longuets pour se faire entendre au loin". Il ne s'agit pas ici, comme chez Della Porta, de tuyaux de plomb, mais de "nouvelles sarbataines ou entonnoirs de voix". Alors que L'auteur ne semble pas faire de grande différence entre des sarbataines pour parler au loin et des appareils auditifs. Alors que Della Porta ne suggérait que la possibilité d'un appareil pour améliorer l'audition, l'auteur observe que quelques grands seigneurs se servent déjà de ce type d'appareil, en forme d'entonnoir, en argent, cuivre ou toute autre matière résonnante. L'efficacité des tuyaux dans la transmission du son est ici pensée par analogie avec leur effet sur le feu ou sur la circulation de l'eau, mais aussi par rapport au télescope de Galilée. La sarbataine (autre forme de sarbacane), est, dans son usage le plus courant au 16ème siècle, un tube qui sert à envoyer de petits projectiles. Certains textes signalés par le Trésor informatisé de la langue française (Trop, prou, pièce de théâtre de Marguerite de Navarre, 1544; Controverses de François de Sales, av. 1622) laissent supposer un usage dans le sens "tuyau servant de porte-voix".
Quoi qu'il en soit, ce texte, dont le style ne diffère guère de celui de Della Porta, est plus un témoignage de pratiques qu'une véritable réflexion théorique. Celle-ci va surtout venir d'Angleterre et d'Italie.

Galileo Galileii (peinture d'après Justus Sustermans) Souce Wellcome Collection
(1) Pour une approche de l'histoire de l'acoustique au 17ème siècle, les lecteurs et lectrices pourront se reporter utilement aux travaux de François Baskevitch; en particulier BASKEVITCH F., "L'émergence de l'acoustique physique. Bacon, Mersenne, Galilée", Academia, 2007. et "La notion de vibration sonore au XVIIème siècle", Academia, 2005.
(2) VALLERIANI, M., "Galileo's Abandoned Project on Acoustic Instruments at the Medici Court", History of Science, 50, 2012 ; MILONAKIS, I., MARTINI,A., "The first artificial hearing aid. Re-evaluating the role of Paolo Aproino", Hearing, Balance and Communication , Volume 15, 2017 - Issue 2, pp.57-62.
(3) Galileo à Belisaro Vinta, 7 maggio 1610. in GALILEO G., FAVARO (ed.), Le opere di Galileo Galilei, vol. X, Tip. di G. Barbèra, 1890, pp. 348-351.
La possibilité d'un instrument permettant d'améliorer les capacités auditive de l'homme était connue dès l'Antiquité. Archigène, le célèbre médecin romain aurait suggéré à l'Empereur Trajan, un peu dur d'oreille, d'utiliser un tuyau (tuba) placé près de l'oreille. Des sortes d'appareils auditifs en bronze ont été trouvés à Herculanum.Sur la conception de l'audition chez les Anciens, voir CARRAT, M., L'oreille numérique, EDP Sciences, 2009, pp.19-22
(4) Paolo Aproino à Galilée, 27 luglio 1613, i,n in GALILEO G., FAVARO (ed.), Le opere di Galileo Galilei, vol. XI, Tip. di G. Barbèra, 1890, pp. 441-444.

Le "turbine aurito" dans le De reliquis animalibus exanguibus libri quatuor de Ulisse Aldrovandi (1606)
(5) Sur les termes bucinum et bucina en latin, voir FORCELLINI, E., Totius latinitatis lexicon, vol.1, 1831, p.347. Le mot latin "bucina" signifiait, en langage courant, la trompette. En français, en 1627, le traducteur du De Secretis de Johan Jakob Weckers utilise bucine pour traduire tubus dans le texte latin original. Il s'est maintenu en espagnol (bocina), en portugais (buzina) et en galicien, (bucina) pour désigner la trompette puis le klaxon.

Graphique d'Aproino (1613) pour expliquer la forme hyperbolique de l'appareil acoustique qu'il invite Galilée à faire construire. En mathématiques, une hyperbole est une courbe plane obtenue comme la double intersection d'un double cône de révolution avec un plan. (Article hyperbole de Wikipedia)
(6) Galileo Opere , Ediz. di Padova t, I, I, Padova 1744, p. XXXVI; T. III. p. 107 ;ACADEMIA DEL CIMENTO, Atti e memorie inedite e notizie aneddote dei progressi delle scienze in Toscana, G. Tofani stampatore, L. Carlieri librajo, Firenze, 1780. , p.98 ; FEDERICI, D.M., Memorie Trevigiane : sulle opere di disegno dal mille e cento al mille ottocento : per servire alla storia delle belle arti d'Italia., Presso Francesco Andreola, Venezia,1803, pp.108-110 ; GLIOZZI, M., "APROINO Paolo", Dizionario Biografico degli Italiani - Volume 3, 1961.
(7) BASKEVITCH, F., "L'élaboration de la notion de vibration sonore : Galilée dans les Discorsi", Revue d'histoire des sciences 2007/2 (Tome 60), pp. 387 à 418



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"The ear spectacle" de Francis Bacon (1627)
Bien que lui aussi grand lecteur des auteurs anciens,, le philosophe et savant Francis Bacon (1561-1626) plaidait pour une prise de distance vis à vis du dogmatisme aristotélicien au bénéfice d'un intérêt pour les technologies, porteuses de progrès pour l'humanité. Il est dès lors considéré comme un des précurseurs des sciences expérimentales. A la suite de Bacon, les recherches sur l'optique, mais aussi sur l'acoustique, deviennent régulières à la Royal Society dans les années 1660 (9). Les discussions portent sur la nature du son, sa vitesse, le phénomène de l'écho, la puissance du son, mais aussi la transmission de celui-ci.
Dans Sylva Sylvarum (3, 258) (10) Bacon évoque la possibilité d'un instrument, "semblable à un tunnel", long d'un demi-pied, étroit d'un côté, de la taille de l'embouchure de l'oreille et large de l'autre tel la robe d'une cloche. Il appele cet instrument ear spectacle et indiquait son utilisation en Espagne.

On prendra garde au fait que le terme spectacle dans l'anglais du 17ème siècle, peut signifier, comme le latin spectaculum, la mise en scène de pièce de théâtre, de jeux publics, etc. mais également les lunettes (11). Mais, depuis le 15ème siècle, il peut également désigner les lentilles aidant à voir, les lunettes. L'expression curieuse "ear spectacle" utilisée par Bacon vient probablement de la traduction anglaise de la dernière phrase du chapitre de Della Porta. Celui-ci écrivait "Accomodetur igitur instrumentu, vi commode auribus indatur specilla oculis" que le traducteur anglais rend par "Therefore fit your Instrument to put in your ear, as Spectacles are fitted to the eyes". Le terme specillum, en latin, désigne un instrument chirurgical, une spatule à cautère, ou un petit miroir, mais au 17ème siècle, et déjà probablement chez Della Porta, il signifie aussi les lentilles. Della Porta argumentait donc que l'appareil auditif qu'il envisageait devrait être pour l'oreille ce que les lentilles sont pour les yeux. Della Porta esquissait ici une théorie de l'appareil prothèse que le philosophe allemand Kapp développera au 19ème siècle, avant qu'elle ne soit reprise, dans les années 1960 par Marshall McLuhan.
Sans un -s de pluriel, pour les lecteurs contemporains nourris de Guy Debord, l'expression condensée "ear spectacle" de Francis Bacon prend un charme particulier. Ce charme est renforcé depuis qu'en 2016 Span Inc. a lancé les lunettes intelligentes (smartglasses), baptisées, justement, Spectacles. Mais on se gardera de traduire l'expression "ear spectacle" par "oreille spectacle" et l'on préférera la notion de "lunette pour l'oreille".
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The "Sound House" dans la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627)
New Atlantis. A Worke unfinished (12) est une autre oeuvre posthume de Francis Bacon, qu'il a probablement rédigée en parallèle au Sylva Sylvarum et qui en complète la réflexion sur le mode de la fiction. Il s'agit en effet d'un voyage imaginaire. Voyageant du Pérou vers la Chine, des voyageurs égarés découvrent une île imaginaire, Bensalem. L'île est dirigée par une institution scientifique, la Maison de Salomon. Parmi les merveilles scientifiques disponible sur l'île figure les "Sound Houses", où l'on pratique et démontre tous les sons, leurs générations, où existent des harmonies et des musiques inconnues en Europe, des échos de différente nature, dont certains rendent les sons sous formes de lettres et, last but not least, des moyens de transporter les sons dans des troncs ou des tubes, dans des dignes étranges et à distance.
"We have also sound-houses, where we practise and demonstrate all sounds, and their generation. We have harmonies which you have not, of quarter-sounds, and lesser slides of sounds. Divers instruments of music likewise to you unknown, some sweeter than any you have, together with bells and rings that are dainty and sweet. We represent small sounds as great and deep; likewise great sounds extenuate and sharp; we make divers tremblings and warblings of sounds, which in their original are entire. We represent and imitate all articulate sounds and letters, and the voices and notes of beasts and birds. We have certain helps which set to the ear do further the hearing greatly. We have also divers strange and artificial echoes, reflecting the voice many times, and as it were tossing it: and some that give back the voice louder than it came, some shriller, and some deeper; yea, some rendering the voice differing in the letters or articulate sound from that they receive. We have also means to convey sounds in trunks and pipes, in strange lines and distances.
Voici la traduction de ce passage proposée par Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera :
"Nous avons aussi des maisons pour les sons ; là, nous essayons tous les sons, et mettons en évidence leur nature et leur mode de génération. Nous avons des gammes et des accords que vous ignorez, marchant par quart de ton, et des glissades entre des notes encore plus rapprochées. Pareillement, divers instruments de musique de vous inconnus, dont certains sont plus doux que tous ceux que vous avez. Des cloches et des clochettes aussi, délicates et douces. Nous savons produire des sons faibles de telle sorte qu'ils apparaissent comme graves et forts. De la même façon, les sons très forts, nous pouvons les faire apparaître comme faibles et aigus. Nous faisons des trémulations et des trilles à partir de sons qui dans leur premier jaillissement sont uns et entiers. Nous reproduisons et imitons tous les sons articulés et les lettres, ainsi que les cris et les chants des quadrupèdes et des oiseaux. Nous avons certains instruments capables de seconder l'ouïe : posés sur l'oreille, ils augmentent grandement la capacité auditive. Nous avons encore, dus à notre art, divers échos surprenants, qui renvoient la voix plusieurs fois, et, en quelque sorte, la lancent en l'air. Certains répercutent la voix en l'amplifiant ; d'autres la rendent stridente, tandis que d'autres encore la renvoient plus grave. Il en est même qui répercutent les phrases en en ayant modifié certaines lettres ou certains sons articulés. Nous avons enfin des moyens pour transporter les sons dans des conduits et des tuyaux, y compris sur de longues distances et sur des trajets sinueux".
La Nouvelle Atlantide a donné lieu à de nombreuses interprétations. Certains y vont la preuve que Shakespeare et Bacon étaient une seule et même personne, ou que Bacon était membre des Rose-Croix. Certains ont lu ce texte comme un plaidoyer pour la recherche scientifique et un appel au roi Charles Ier de créer une institution scientifique, qui ne prendra forme qu'en 1660 avec la création de la Royal Society (13). Mais cette lecture a été relativisée par certains historiens, tel que Geoffrey Keynes (14).
Quoi qu'il en soit, le paragraphe sur les "Sound Houses" a plus inspiré les musiciens et les théoriciens de la musique électronique que les historiens du téléphone et de la radio.(15) L'historienne de l'acoustique Pénélope Gouk a, quant à elle, relativisé le caractère visionnaire des "Sound Houses". Elle suggère que c'est le modèles des mascarades de cour qui leur a servi de point de départ. Elle soutient que ce que décrit Bacon «incarnait les réalisations de musiciens, d’artisans et des ingénieurs ». Ces réalisations incluaient la production de sons au moyen d'air et d'eau, à la manière du mathématicien grec Heron d'Alexandrie ou de l'ingénieur normand Salomon de Caus. L'imitation des chants d'oiseaux trouverait également ses origines dans une thématique de la Renaissance.(16).
Il est cependant intéressant de noter le commentaire de Christopher Wren, doyen de Windsor vers 1657-1658 et dont les marginalia sont précieuses pour comprendre comment le texte était compris par les lecteurs du temps. A propos de la transmission des sons à distance, il note que cela lui rappelle le mur des Pictes, dans lesquels les voix des sentinelles étaient transportées de ville en ville. Cette référence à une mythologie historique tendrait plutôt à nous faire penser que les transports par conduits et tuyaux était plus une hypothèse de Bacon qu'une technique déjà en usage.(17)
On pourrait, dans la même ligne argumenter que la communication par des tuyaux n'est guère rien d'autre que le recours à la sarbacane, connue dès le 16ème siècle et que la communication par fil n'est rien d'autre que le téléphone par ficelle, sur lequel va bientôt revenir Robert Hooke. Il n'en reste pas moins qu'intégré dans cette ode au projet scientifique et à la maîtrise de la nature que constitue, comme l'ont montré Horkheimer et Adorno dans Dialectique de la Raison, l'oeuvre de Bacon, les "Sound Houses" nous apparaissent, rétrospectivement, comme un texte d'une grande puissance anticipatrice en ce qui concerne la maîtrise et le transport des sons et de la voix humaine.
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De l'"oreille spectacle" à l'otocousticon
Dans un commentaire en marge des Sylva Sylvarum, rédigé probablement dans les années 1640, le même Christopher Wren reprend l'idée de Bacon de l'oreille spectacle et nomme otocousticon l'appareil utilisé par les Espagnols et, dorénavant aussi, les Anglais. (18) Ce néologisme otocousticon se retrouve en 1653 dans le poème Amanda de Nicholas Hookes (19) :
See in the clouds the Cherubs listen you,
Each Angel with an Otocousticon!
En 1665, le Dr. Robert Hooke (1635-1703), un des grands savants de l'époque et membre actif de la Royal Society (20) publie Micrographia, or, Some physiological descriptions of minute bodies made by magnifying glasses : with observations and inquiries thereupon, un traité sur les observations réalisées au microscope. Dans la préface à cet ouvrage, il fait l'éloge des lentilles (glasses), qui permettent de compenser les faiblesses de l'oeil, mais mentionne aussi ses expériences sur la possibilité de transmettre les sons à distance en ayant recours à un autre medium que l'air.

Portrait de Francis Bacon par Paul van Somer (1617), huile sur bois, conservé au palais Łazienki de Varsovie
(9) On en trouvera une très intéressante et précise synthèse in GOUK, P.M., "Acoustic in the early Royal Society (1660-1680)", Notes and Records, The Royal Society Journal of History of Science, Volume 36 Issue 2, 28 February 1982 pp.155-175. et in GOUK, P.M., "Music in Francis Bacon's Natural Philosophy", in GOZZA P., (ed.) Number to Sound: The Musical Way to the Scientific Revolution, Kluwer Academic Publisher, 2000.
(10) BACON F., Sylua syluarum: or A naturall historie. : In ten centuries. VVritten by the Right Honourable Francis Lo. Verulam Viscount St. Alban. Published after the authors death, by VVilliam Rawley Doctor of Diuinitie, late his Lordships chaplaine, William Lee, London, 1626 [i.e. 1627]. 2nd edition, 1627. Traduction en français in Oeuvres complètes, A. Desrez, 1836 (réédition par L'Harmattan, 2008).
(11) Voir "Seventeenth century spectacles Eyewear in the 1600s.", The College of Optometrits website
(12) Une première édition sans lieu ni date est probablement de 1627. Une édition couplée avec le Sylva Sylvarum est publiée en 1627 par William Rwaley, chez William Lee. 3rd edition, 1631 première traduction en français de la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, par l'abbé Gilles Bernard Raguet, Paris, 1702. Traduction et présentation La Nouvelle Atlantide, traduction de Michele Le Doeuff et Margaret Llasera, Garnier-Flammarion,1995.

La première traduction en français de la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, par l'abbé Gilles Bernard Raguet, Paris, 1702. Trunk est erronément traduit par trompette.

(13) ANDRADE, "Science in the Seventieth Century", Proceedings of the Royal Institution, 30, 1938, pp.221-226 ; McKIE, D., "The Origins and Foundations of the Royal Society of London", Notes and Records, July 1960.
(14) KEYNES G., "Bacon, Hartley and the Origin of the Eoyal Society", Proceedings of the Royal Society, 169, 1967, pp.1-16.
(15) A titre d'exemple : HUGILL A., "The Origins of Electronic Music" in COLLINS N., D'ESCRIVAN J., (eds.), The Cambridge Companion to Electronic Music. Cambridge University Press, 2007, 2nd edition 2017, pp.7-8. Voir également le Studio New Atlantis, actif au sein de l'Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle qui se définit comme un univers virtuel partagé (multi-utilisateur) en ligne dédié à l'expérimentation et à la création audiographique, zt dont le nom est un hommage aux "Sound Houses"
(16) GOUK, P., Music, Science and Natural Magic in Seventeenth-Century England, Yale University Press, 1999, pp. 32, 159; GOUK, M., "Music and Science", in The Cambridge History of Seventeenth-Century Music, Volume 1, pp.140-143.
(17) Cité par Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera, BACON, op.cit., p.151 n.80.
(18) COLIE, R.L., "Dean Wre,'s Marginalia and Early Science in Oxford", Bodleian Library Record, 11, 1960, pp. 541-551 cité in GOUK, op.cit., p.145 et
(19) HOOKES Nicholas, Amanda, a sacrifice to an unknown goddesse, or, A free-will offering of a loving heart to a sweet-heart by N.H. of Trinity Colledge in Cambridge, 1653
(20) Sur R. Hooke, voir CLERKE, A.M., "Robert Hooke", Dictionary of National Biography, 1885-1900, Volume 27, Une traduction en français des Micrographia (sans la préface) par R Raynal contient une introduction biographique.
"Et comme les lunettes ont grandement favorisé notre vision, il n’est pas improbable qu’il soit possible de trouver de nombreuses inventions mécaniques pour améliorer nos autres sens: entendre, sentir, goûter, toucher. Il n’est pas impossible d’entendre un murmure sur une longue distance, cela a déjà été fait; et peut-être que la nature de la chose ne rendrait pas la chose plus impossible, bien que cette distance devrait être multipliée par dix. Et bien que certains auteurs célèbres aient affirmé qu’il était impossible d’entendre à travers la plus mince plaque de lentille de Moscou. Pourtant, je connais un moyen par lequel il est assez facile d’entendre parler à travers un mur épais. Il n'a pas encore été examiné en détail dans quelle mesure les otocousticons peuvent être améliorés, ni quelles autres manières il peut y avoir de bloquer notre ouïe, ou de transporter le son à travers un autre medium que l'air. Pour cela, ce n'est pas le seul moyen, Je peux assurer au lecteur que, grâce à un fil tendu, j'ai propagé le son à une distance considérable en un instant, ou avec un mouvement aussi rapide que celui de la lumière, du moins, incomparablement plus rapide, et qui en même temps se propage dans l'air; et ceci non seulement en ligne droite, ou directe, mais en une courbe sous plusieurs angles.


Dans son journal (21), Robert Hooke note «Nous ferons demain une bonne expérience de la vitesse dans les vibrations d'une corde retentissante, dans laquelle je vous informerai au prochain.» . Dans une entrée ultérieure, Hooke note son étonnement que le son voyageant sur une corde puisse être amené à tourner dans un coin. Ces expériences ont démontré que «le nombre de vibrations d’une corde étendue, effectuées à un moment déterminé, était requis pour donner un certain ton ou une note. [Par cela], il a été constaté qu'un fil émettant deux cent soixante-douze vibrations en une seconde sonnait G Sol Ré Do dans l'échelle de toute la musique ».
Les observations et résultats obtenus par Hooke ne sont certes pas très élaborés, mais on peut les considérer comme la première contribution connue dans le domaine de la téléphonie et comme la définition de ce que Th. du Moncel appellera le téléphone mécanique ou téléphone à ficelle. (22) Hooke fera par ailleurs en 1684 une des premières propositions de télégraphe optique, anticipant celui de Chappe.(23)
On trouve également l'otocousticon accompagné d'un croquis, dans une lettre de Newton à Oldenburg (30 novembre 1675), Secrétaire de la Royal Society.
Sir
An ancient Gentleman I met at your Assemblies (whose name I cannot recollect,) being thick of hearing desired me to inquire after the form of Mr Mace's Otocousticon a Musitian here; but he has not been in town since I came from London, but is somewhere in London about printing a book of Musiue. Yet the last week I had opportunity to inquire after it of his son & he tells me the form is this. A the smal end to put into the ear BC the length suppose two foot CD the wide end suppose about eight inches over. The tube BDC tapers all the way almost eavenly like a cone only at the great orifice CD widens more, like the end of a Trumpet. He has of several sizes. The biggest do the best. If you can't reccollect who the Gentleman may be I suppose Mr Hill can tell you, for I think Mr Hill was by when the Gentleman spake to me, & the Gentleman desired me to write to either Mr Hill or you about it.
Yours in hast
Is. Newton
Le premier texte scientifique texte la possibilité de transmettre le son par un fil : Robert Hooke, Préface à la Micrographia, 1665.
(21) HOOKE, R., The Diary of Robert Hooke, 1672-1680, Wykeham Publications, 1938. Cité par R. Gregoris.

Téléphone à ficelle in DU MONCEL, Th., Le téléphone, le microphone et le phonographe, Hachette, 1878.
(22) Après la démonstration du téléphone de Graham Bell (1876), la contribution de Hooke sera redécouverte et citée dès 1878 par Prescott, puis Du Moncel, mais avec la date erronée de 1667 plutôt que 1665. Voir également BURNS, R.W., Communications: An International History of the Formative Years, IEE, 2004, p.165
(23) "Dr Hook's Discourse to the Royal Society, Mayn, 21, 1684 shewing a Way how to communicate one's Mind at great Distances", in Philosophical experiments and observations of .the late eminent Dr. R. Hooke published by R;W. Derham, J. and W. Innys, 1726.. Voir BURNS, op.cit. pp. 29-31.

Croquis d'un otocousticon par Newton. Lettre de Newton à Oldenburg (30 novembre 1675) Source : The Newton project
(24) HOOKE R., "The Hearing" in The Method of Improving Natural Philosophy, in The posthumous works of Robert Hooke, Richard Waller, 1705, p.39. Voir BENJAMIN, P., A History of Electricity: (The Intellectual Rise in Electricity) from Antiquity to the Days of Benjamin Franklin, John WIley, 1898, p.430.
On trouve encore une occurrence du terme chez Hooke, qui paraît lui donner un sens plus général d'appareil récepteur des sons. Dans son texte posthume The Method of improving Natural Philosophy (publié en 1705), dans un paragraphe intitulé "The Hearing", beaucoup moins souvent cité que la préface de Micrographia, (24) Hooke avance l'hypothèse, qu'il juge lui-même extravagante, que le recours aux otocousticons devrait permettre de rendre sensible (made sensible) beaucoup de sons très distants, y compris, pourquoi pas, venant d'autres planètes. L'otocousticon devrait être à l'oreille ce que le télescope, qui permet de voir les cratères de la lune, est à l'oeil

Le terme otocousticon semble disparaître avec Hooke, mais l'on trouve néanmoins une description de cornets auditifs sous le terme de Otacousticks dans "Essay to the Doctrine of Sounds" du R.P. Narcissus, Lord Bishop Ferns and Lenghlin publié dans les Philosophical Transactions, 20 February 1784 (p.479-481). A la fin du siècle, le médecin hollandais Frederik Dekkers publie une nouvelle édition de ses Exercitationes practicae circa medendi methodum (1694) qui contiennent une planche présentant divers appareils acoustiques : deux ordinaires, un composé avec un maixiliaire de baleine et, le plus élaboré, qu'il emprunte au traité de chirurgie Doctissimae celeberrimi viri domini du Professeur Naukki. En France, les améliorations des cornets acoustiques vont se concrétiser au début du 17ème siècle avec les "Cornets pour les sourds ou acoustiques" de Du Quet (Jacques Joseph Duguet), approuvés par l'Académie des Sciences en 1706. La recherche sur l'amplification des sons va concerner autant l'amélioration de l'audition par les sourds que la diffusion à distance, et cette dialectique sera toujours à l'oeuvre lorsque Graham Bell, spécialiste en orthopédie acoustique, inventera le téléphone.
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Les fantaisies anticipatrices de Charles Sorel et Cyrano de Bergerac
Si la réflexion sur l'amélioration de la réception auditive progresse durant ce 17ème siècle et débouche sur des instruments pratiques, la question de la transmission, esquissée par Paolo Aproino en 1613, la Récréation mathématique en 1624, la New Atlantis de Francis Bacon en 1627 et Robert Hooke en 1665 n'est pas oubliée. Elle fait encore l'objet de fantaisie, tel ce passage du Courrier véritable du 23 avril 1632, une "fantaisie galante" attribuée au romancier Charles Sorel, dans lequel les sons se retrouvent captés par des éponges enregistreuses.(25)

Cornets acoustiques in DEKKERS, F., Exercitationes Practicae Circa Medendi Methodum, Auctoritate, Ratione, Observationibusve plurimis confirmata ac Figuris illustrata, 1694. Fig.1 : Tube de A. Nukki ; Fig.II : tubes ordinaires ; fig.III tube confectionné dans une maxiliaire de baleine
(25) (SOREL, C.,) Le courrier véritable, Du Bureau des Postes estably pour les nouvelles heterogenées (Paris)

Un autre voyage de fantaisie, Histoire comique : contenant les états et empires de la Lune, de Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655) est publié en 1657, deux après la mort de son auteur. Il s'agit du premier voyage dans la Lune de la littérature moderne, faisant écho aux Histoires véritables de Lucien de Samosate. Le voyage fantaisiste est, ici aussi, un moyen d'exposer des pensées philosophiques audacieuses et de formuler une critique de la société contemporaine. Cyrano de Bergerac y expose notamment une conception atomiste du son (26). Mais c'est surtout la scène du tribunal (24), durant laquelle le narrateur est mis sur la sellette après son retour sur terre par un jury incrédule, qui ne manque pas de piquant, lorsque l'on réalise qu'elle précède de quatorze ans la très sérieuse proposition de speaking trumpet que formulera Samuel Morland en 1671. Le narrateur est confronté à un accusateur déchaîné :

(26) CYRANO DE BERGERAC, S., Histoire comique : contenant les états et empires de la Lune, Charles de Sercy, 1657.
«L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et, pour être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comment il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne vois point? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit cette musique pour me la rapporter? ou ce joueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme un écho les mêmes airs? Non; mais ce miracle procède de ce que la corde tirée venant à frapper de petits corps dont l’air est composé, elle le chasse dans mon cerveau; le perçant doucement avec ces petits riens corporels; et, selon que la corde est bandée, le son est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement; et l’organe, ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son tableau; si trop peu, il arrive que, notre mémoire n’ayant pas encore achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, afin que, des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que les autres, par lesquelles, à l’aide du même organe, nous sommes émus tantôt à la joie, tantôt à la rage, tantôt à la pitié, tantôt à la rêverie, tantôt à la douleur.
(27) ibid., p.110

La trompette choisie par le savant accusateur est bien une trompette qui lui permet de parler et non un simple instrument de musique particulièrement sonore.
Dans un autre passage, Cyrano imagine un "livre miraculeux que l'on peut découvrir uniquement par l'ouëe". Albert Robida, illustrant le livre de Cyrano en 1910, n'a pas manqué d'y reconnaître le phonographe.
Cyrano de Bergerac, qui fréquentait des milieux érudits et informés avait-il eu connaissance des premières propositions de porte-voix qui avaient été formulées quelques années plus tôt?
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Le Père Mersenne et la transmission orale des messages
A peine cinq ans après la fantaisie de Charles Sorel sur la transmission des messages enregistrés dans des éponges, le Père Marin Mersenne publie, en 1637, son traité Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de la musique, où il est traité de la nature des sons et des mouvements, des consonances, des dissonances, des genres, des modes, de la composition, de la voix, des chants, et de toutes sortes d'instruments harmoniques. Ce livre, où Mersenne s'attache à déterminer de manière précise et systématique la nature et les caractéristiques du son, est considéré par les musicologues et les acousticiens comme une des oeuvres fondatrices de leur discipline.
Ce n'est pas le lieu ici de faire une présentation détaillée de cet ouvrage fondamental pour ces deux disciplines. Pourquoi dès lors est-il quasi ignoré par les historiens de la communication et des médias ? La réponse en paraît simple : Mersenne, mis à part les questions théoriques et musicales, ne se préoccupait pas des applications pratiques de la théorie acoustique qu'il s'est attaché à élaborer. Il n'ignorait pas pourtant la question des communications à distance. Ainsi sa Proposition XXI contient des considérations historiques sur les moyens de transmissions des nouvelles utilisées dans l'Antiquité (27). Mais cet historique n'a pas pour objectif d'ouvrir une réflexion sur la manière d'améliorer cette transmission, mais de démontrer que ces techniques devraient permettre de mesurer la terre ! Cette proposition, qui nous paraît paradoxale, résulte de ce que Mersenne, ayant constaté que le son circule moins vite que la lumière, a été un des premiers à mesurer la vitesse de la diffusion des sons. Connaissant la vitesse de transmission des sons de différents types, on pourra se baser sur la mesure de leur temps de transmission pour mesurer les distances. Mesrenne prône des expériences sur ce sujet avec deux ou même mieux trois personne et suggère que le nombre de battements du pouls pourrait être pris comme unité de mesure. Renversant le calcul, il arrive à la conclusion que le temps nécessaire pour qu'un son puisse être entendu sur toute la terre, d'un pôle à l'autre, équivaudrait à 129 600 pulsations cardiaques, soit un jour entier, 8 heures, 43 minutes et presque 42 secondes. Or le son ne peut durer aussi longtemps. Il faut donc ajouter, pour le temps de transmission d'un pôle à l'autre le temps que les messagers intermédiaires mettent à se parler et à se communiquer l'un à l'autre les nouvelles, sachant que les stations ne doivent pas être éloignées l'une de l'autre de plus de 500 pas, afin qu'il y en ait six pour chaque lieue. En bon chrétien, Mersenne s'inquiète de la manière dont les anges procéderont avec leurs trompettes pour diffuser le message du Jugement Dernier pour rappeler d'un seul coup tous les morts assemblés sur la terre.
Il serait évidemment injuste de réduire la richesse de l'Harmonie universelle à ces considérations baroques. Mais elles indiquent les limites de la réflexion de Mersenne, qui, bien que considérant que le son est plus subtil que la lumière, ne peut penser les problèmes de transmission que soit en termes de répétition par des messages, soit en termes de réfraction par écho, ce qui impliquerait une analyse en termes géométriques dont l'auteur indique la possibilité mais dit qu'il faudrait une vie d'homme pour l'établir. On ne trouve pas dans l'Harmonie universelle de réflexion sur l'amplification du son telle que celle entamée par Aproino, soit que Mersenne n'y ait pas pensé, soit qu'il ait évité de le faire par peur de commettre une hérésie théorique. Faute de prendre en considération les objectifs pratiques d'une amélioration des communications à distance, Mersenne, qui est pourtant un des grands théoriciens du siècle, fait l'impasse sur une question fondamentale.
De même, comme le fait remarque F. Baskevitch, Mersenne, qui n'est pas un visionnaire se refuse à considérer les possibilités f'enregistrement du son. Il écrit : "[...]l'on ne doit faire nul état de ce que quelques-uns se sont vantés de pouvoir enfermer un Son, un chant, et un concert dans un coffre, à l'ouverture duquel l'on entende le même concert qui avait été fait longtemps devant". (28)
L'acoustique française étant écartelée en ce début de 17ème siècle entre la fantaisie littéraire et la théorie pure du Père minime, c'est en Italie en Angleterre que vont se faire les avancées théoriques et pratiques sur les moyens de communication acoustique. La première d'entre elles va être la proposition du jésuite italien Mario Bettini, qui est le premier, en 1641, à proposer un porte-voix elliptique. Dans les années 1650, un autre jésuite, Athanasius Kircher expérimente un porte-voix conique, mais il ne rend compte de ses expériences qu'en 1673. C'est donc à un anglais, Samuel Morland, que reviendra l'honneur, en 1671, de mettre à l'ordre du jour des acousticien la question du porte-voix, qui va être un sujet d'intérêt pour les plus grands savants de la fin du 17ème siècle et du siècle suivant.
CYRANO DE BERGERAC, S., L'Autre Monde ou Histoire Comique des États et Empires de la Lune. Illustrations d'Albert Robida, Librairie Moderne Maurice Bauche, 1910.

(27) MERSENNE, M. Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de la musique, où il est traité de la nature des sons et des mouvements, des consonances, des dissonances, des genres, des modes, de la composition, de la voix, des chants, et de toutes sortes d'instruments harmoniques., Paris, 1636, pp. 56-58. Une édition en facsimile avec les annotations manuscrites de l'auteur sur son exemplaire conservé à la Bibliothèque des Arts et Métiers a été publiée par le CNRS : MERSENNE M., Harmonie universelle : contenant la théorie et la pratique de la musique (Paris, 1636), introduction par François Lesure, 3 vol., Centre national de la recherche scientifique, 1986.
(28) MERSENNE, op.cit., p.46 ;
Baskevitch (art.cit.) se demande à qui Mersenne faisait ici allusion. Il suggère Bacon et sa Nouvelle Atlantide. Mais cela pourrait aussi bien viser Le courrier véritable de Charles Sorel que les fameuses "paroles gelées" du Gargantua de Rabelais, ou, plus probablement ce passage des Magiae Naturalis de Giambattista Della Porta où le Napolitaiin envisage d'arrêter les sons dans les tuyaux.

Le Père Marin Mersenne, gravure.
(Source Welcomme Collection)

Frontispice de l'Harmonie universelle de Marin Mersenne, Paris, 1636 (Source : Gallica)
André Lange, 17 mai 2019