Adriano de PAIVA, La télescopie électrique
basée sur l'emploi du sélénium,
Porto, 1880.
ARTICLE I "La téléphonie, la télégraphie et la télescopie"
[Original en portugais]
[English translation]
Le Portugal, dont l'activité, scientifique n'est pas grande d'ordinaire, en donna des marques exceptionnelles vers les derniers mois de l'année qui vient de passer, à la suite de la récente invention du téléphone magnéto-électrique de M. le professeur Graham Bell, né à Edimbourg et depuis peu de temps naturalisé américain. Notre public y a pris un intérêt, rarement vu, lors des premiers essais qu'on a faits avec le nouvel appareil. Exécutés par quelques-uns des membres les plus distingués de notre corps télégraphique, ces essais ont présenté un caractère presque officiel; le roi a bien voulu consentir qu'on exécutât quelques expériences en sa présence, en se daignant d'y prendre part lui-même : et les journaux de toute nature, en répandant la nouvelle de leur parfaite réussite, et en se chargeant d'indiquer les applications (le tout genre, qu'on pouvait faire de la nouvelle découverte, sont parvenus à exciter la curiosité publique jusque dans certains endroits du pays, qui semblent être toujours presque indifférents aux conquêtes de la science. En même temps, grâce à l'extrême simplicité du nouvel instrument, il commençait à être construit par nos artisans; la vente en était annoncée à des prix excessivement modiques; et l'on cherchait à obtenir, de plus d'un coté, en les demandant aux pouvoirs publics, des concessions de privilège pour son perfectionnement. (1)
Cependant, cet enthousiasme, vraiment notable, que la nouvelle invention a produit chez nous, ne peut pas être regardé comme excessif, si on le compare à celui qu'elle a réveillé dans les pays les plus avancés, où les savants les plus éminents l'ont considérée comme le dernier mot de la télégraphie électrique. C'est ainsi qu'en Angleterre, dans le congrès de la Royal Britanic Association, tenu à Glasgow en septembre 1876, M. W. Thompson, en parlant du téléphone qu'il avait vu à l'exposition de Philadelphie, s'écriait encore sous une impression récente : - «Cette merveille est certainement la plus grande de la télégraphie électrique. J'ai entendu des phrases entières que mon collègue, M.Watson, prononçait à l'autre extrémité du palais de Philadelphie. Sa voix m'arrivait nettement, distinctement; j'aurais cru M. Watson à quelques pas de moi.». En France, M. Breguet, dans un excellent article. sous l'épigraphe Les télégraphes téléphoniques, n'a pas hésité de dire clairement : - «La découverte de la téléphonie a comblé la seule lacune qui subsistât encore dans la correspondance rapide du télégraphe». (2)
Dans nombre d'articles, que nous avons en l'occasion de lire à ce sujet, nous y avons trouvé toujours la même manière de le considérer. Le téléphone est comparé exclusivement avec le télégraphe : c'est un télégraphe sans pile, et réalisant d'ailleurs un grand progrès, car, au lieu de transporter au loin la parole sous la forme écrite, il la transmet sous la forme orale: aussi est-il souvent dénommé télégraphe parlant, expression en vérité un tant soit peu impropre, si l'on a égard à l'étymologie.
Pour nous, cependant, nous devons déjà le dire, sans combattre aucunement l'existence d'analogies incontestables entre le téléphone Bell et le télégraphe électrique, c'est notre opinion individuelle, dès que nous avons commencé l'étude de cette question, qu'il y a entre le chapitre de la physique, qu'on peut dénommer téléphonie, et la télégraphie, des distinctions essentielles, qu'on doit considérer de même entre ces deux branches de la science et le chapitre de l'optique qui s'occupe de la télescopie. Et comme par là nous avons été conduits à une étude, que nous croyons tout-à-fait nouvelle jusqu'à il y a très peu de temps, qu'on nous permette de développer davantage nos idées sous ce rapport.
Quand on réfléchit sur la manière, par laquelle se trouve établie la communication de l'homme avec la nature qui l'environne, deux parmi les organes des sens nous révèlent tout de suite une importance supérieure. Ce sont l'oeil et l'oreille ; - les deux organes dont les fonctions ont donné naissance à deux parmi les grandes branches de la physique, l'optique et l'acoustique. Et comme ces deux organes sont essentiellement destinés pour l'observation à distance, il n'y a pas de quoi nous surprendre que, en les possédant, l'homme cherchât a en agrandir artificiellement la portée. D'ici, en sa forme embryonnaire, la première télescopie et de même la première téléphonie, ou mieux une branche particulière de celle-ci, qu'on pourrait dénommer télacoustique (de "entendre au loin").
Pour ce qui concerne les rapports de homme à homme, la nature a destiné spécialement des organes qui permettent les articulations vocales. La parole est ainsi originée, et bientôt elle parvient à prendre une forme nouvelle et tout utile, en se fixant par l'écriture. Mais la voix n'étant pas audible au delà d'une certaine distance, et le transport de l'écriture exigeant un courrier, dont les fonctions ne sauraient s'accomplir qu'avec un certain délai, bref devrait-on sentir la nécessité de donner à la voix une portée plus grande et de pouvoir même, en son absence, tenir au loin une causerie par des signes conventionnés. D'ici une autre branche de la téléphonie, qu'on pourrait dénommer télélogie, et de même la première télégraphie.
On voit donc, nous paraît-il, que la téléphonie comprend deux branches, qui sont distinctes par essence. Dans l'une, ce que l'on prétend c'est d'agrandir la puissance auditive, dans l'autre la puissance vocale. L'homme qui le premier a écoulé attentif, en plaçant la main derrière l'oreille, a réalisé un téléphone rudimentaire du premier genre, comme un du second genre a été réalisé par celui, qui, pour parier au loin, a courbé le premier les mains autour des lèvres, ou s'est servi d'un porte-voix.
Mais, si de cette phase primitive nous descendons à d'autres postérieures, nous trouvons des appareils qui rassemblent les fonctions de téléphones des deux genres. Tel est le tube acoustique, qui l'emporte encore sur tout autre téléphone pour des distances moindres de 150 mètres, et tel est aussi le moderne téléphone Bell, dont, si l'on peut dire d'un coté qu'il apporte les vibrations vocales d'un des interlocuteurs près de l'oreille de l'autre, sous un différent rapport, on peut le considérer comme réalisant le transport du pavillon auditif jusqu'au point où le son se produit. On conçoit même comment il soit il possible de donner à ce pavillon artificiel une sensibilité si grande que, au milieu d'une ville populeuse, il devienne possible d'entendre le chant des oiseaux dans une forêt distante d'un grand nombre de lieues: résultat étonnant sans doute, mais que nous devons considérer fatal, dès qu'une fois on a songé à l'application des courants électriques à un tel but. Ce qu'on doit, donc, à notre sens, saluer d'abord dans le téléphone Bell, ce n'est pas la découverte de nouveaux télégraphes électriques, les soi-disant télégraphes partants: c'est plutôt une application de l'électricité jamais auparavant faite, c'est la création de la téléphonie électrique.
Aussitôt que les considérations précédentes ont ouvert voie dans notre esprit, nous avons senti tout de suite qu'une nouvelle découverte scientifique était sur le point d'éclore; ce serait I'application de l'électricité à la télescopie, ou la création de la télescopie électrique.
Sa réalisation ne nous semblait aucunement impossible. De même que dans le téléphone électrique le pavillon de l'oreille est, pour ainsi la dire, transporté au point où le son se produit et là, en recueillant les vibrations dans une lime, parvient à les transformer en des courants électriques, qui à leur tour, recomposent le son dans l'appareil récepteur ce qui tout entier, si ce n'étaient les résistances intérieures, d'autant plus considérables que la distance à parcourir est grande, devrait s'effectuer sans perte apparente de force vive, - tel se préfigurait à notre esprit le mécanisme auquel devrait satisfaire notre nouveau télescope. Une chambre noire, placée au point à observer, représenterait la chambre oculaire. Sur une plaque, située au fond de cette chambre, irait se peindre l'image des objets extérieurs, avec ses couleurs respectives et les accidents particuliers de son illumination, affectant ainsi différemment les différentes régions de la plaque. Il ne fallait donc plus que de découvrir le moyen d'opérer la transformation, qu'on ne saurait considérer comme impossible, de cette énergie absorbée par la plaque, en des courants électriques, qui ensuite recomposassent l'image.
L'importance de la découverte d'un instrument de cet ordre se manifeste avec trop d'évidence. Cependant n'est-il peut-être pas inutile de remarquer que ce télescope électrique, à peine réalisé, comblerait une, lacune, que la télescopie actuelle, en dépit de tous ses progrès, ne réussirait jamais à faire disparaître. En effet, l'impuissance de la télescopie catadioptrique se met bien au jour, sitôt qu'on réfléchit que l'observation astronomique étant possible à des distances presque infinies, la loi de la propagation rectiligne de la lumière directe, réfléchie ou réfractée en des milieux homogènes, s'oppose à ce que l'on puisse observer un objet quelconque à la surface de la terre, quoique a des distances incomparablement moindres, lorsqu'il se trouve au-dessous de l'horizon apparent de l'observateur, lequel définit évidemment dans l'espace le lieu géométrique de tous les points observables. Mais avec le nouveau télescope cet obstacle disparaîtrait ; le mouvement lumineux, transformé en courant électrique, parcourrait docilement le chemin qu'il nous plairait de donner au fil chargé de le conduire ; et d'un point quelconque du globe terrestre on pourrait observer ce globe dans toute son extension.
D'après l'importance manifeste de ces réflexions, et la circonstance de ce qu'elles sont une conséquence très naturelle de la découverte de la téléphonie électrique, nous ne pouvons pas nous empêcher d'avouer que c'était pour nous chose vraiment étrange que de ne rien trouver de semblable parmi les plusieurs articles que nous avions lus sur ce sujet. En conséquence nous nous trouvâmes porté à songer au moyen pratique de résoudre le problème qui nous préoccupait, et nous sommes parvenus à imaginer des expériences sous ce rapport. Nous avons communiqué tout de suite nos idées à quelques amis et collègues ; et comme ils nous ont incité à publier ces considérations, dans le but d'attirer l'attention des physiciens pratiques vers a résolution d'un problème d'une si haute importance, nous commencions à peine à écrire un article sur ce sujet, quand il nous est tombé sous les mains une publication très récente où nous avons eu le plaisir de trouver pour la première fois, quelque chose concernant l'instrument que par les raisons déjà exposées nous avions dénommé télescope électrique, et qui y est désigné par le mot équivalent de télectroscope. Alors nous avons reconnu que ce, dont ne disaient rien les articles que nous avions jusque là consultés, écrits par des physiciens d'ailleurs très distingués, n'avait pourtant point échappé à M. le professeur G. Bell, à qui l'humanité sera redevable encore de cette merveille.
«Le télectroscope, lit-on dans le livre auquel nous venons de nous rapporter, est un appareil fondé, comme le téléphone, sur la transmission électrique. Il se compose de deux chambres placées, l'une au point de départ, l'autre au point d'arrivée. Ces chambres sont reliées entre elles par les fils métalliques convenablement combinés. La paroi antérieure et interne de la chambre de départ est hérissée de fils imperceptibles, dont l'extrémité apparente forme, par leur réunion, une surface plane. Si l'on place devant cette surface un objet quelconque. et si les vibrations lumineuses, répondant aux détails des formes et des couleurs de cet objet sont saisies par chacun des fils conducteurs et transmises à un courant électrique, elles se reproduisent identiquement à l'extrémité de ces fils. Les journaux de Boston affirment que les expériences faites dans cette ville ont parfaitement réussi ; mais il faut attendre des descriptions exactes de l'appareil pour croire à cette annonce.» (3)
A tout ce qu'on vient de lire nous n'ajouterions rien de plus, si les derniers mots du petit morceau, que nous venons de transcrire, n'y étaient pas écrits. Mais, les y voyant, nous ne passerons pas sans dire que les expériences, que nous avions voulu réaliser, et que nous chercherons encore de mener à bout, consistaient à essayer 1'emploi du sélénium comme plaque sensible de la chambre noire du télectroscope. Ce corps jouit, en effet, d'une propriété notable, dont la découverte est de toute récente date. Interposé dans un circuit électrique, qui passe dans un galvanomètre, il fait dévier l'aiguille d'une manière sensible, toutes les fois qu'un faisceau lumineux vient incider sur elle, et d'ailleurs cette déviation est différente sous l'influence des radiations différemment colorées. C'est ce que montrent les chiffres suivants, qui indiquent des déviations du galvanomètre : Ultraviolet, 139; violet, 148 bleu, 158; jaune, 178; rouge, 188; ultra rouge, 180.
Ces résultats ont été obtenus par M. le Dr. Werner Siemens, de Berlin, qui, en préparant des petites lames circulaires de sélénium refroidies, après avoir été portées à une température de 210° ce qui leur donnait une extrême sensibilité, parvint à construire un photomètre d'une sensibilité très grande, ainsi qu'un instrument curieux, une espèce d'œil artificiel, dont son frère M. Williams Siemens a fait une description curieuse à Londres, dans une des soirées de la Royal Society. (4)
Nous désirions bien vivement que le sélénium, appliqué au but que nous venons d'indiquer, puisse mener à une parfaite réussite, si ce n'est entre nos mains, entre d'autres plus habiles. Il serait pour nous de vraie réjouissance le jour dans lequel il nous deviendrait possible de voir le téléphone électrique perfectionné, et le télectroscope fonctionnant. Pour ce qui concerne le téléphone, nous croyons, avec M. Breguet, qu'il ne donnera tout ce qu'on peut attendre de lui, tant qu'une pile ne lui sera ajoutée, tant que le téléphone voltaïque ne remplacera l'actuel téléphone magnéto-électrique. Dans celui ci la force vive, qui produit tout, n'est que celle que l'expérimentation met en action par le travail vocal ; nous pouvons le comparer à un véhicule, dont le moteur ne serait autre que le seul effort de la personne transportée. Tout serait bien différent dans un téléphone voltaïque, dans lequel la pile serait un vrai réservoir de force, dont on pourrait profiter convenablement, de même qu'il est facile de donner à une locomotive la vitesse qu'on veut, puisqu'on petit disposer pour cela d'un très grand excès de force motrice. Et ces raisons mêmes nous semblent indicatrices de ce que sont aussi les courants voltaïques qu'il conviendra surtout d'employer dans la future télectroscopie.
Avec ces deux merveilleux instruments, fixe sur un point, 1'homme déploiera à toute l'extension du globe les facultés visuelle et auditive. L'ubiquité ne sera plus une utopie, elle sera une réalité parfaite. Alors, partout à la surface de la terre, se croiseront des fils conducteurs, chargés d'une mission de la plus haute importance; ils seront les conduits mystérieux qui apporteront à l'observateur les impressions subies par les organes artificiels que le génie humain aura réussi à transporter à toutes les distances. Et de même que la complexité des filaments nerveux peut donner l'idée de la perfection supérieure d'un animal, ces filaments métalliques, nerfs d'une autre espèce, attesteront sans doute le degré de civilisation du grand organisme qu'on appelle - l'humanité.
Porto le 20 février 1877.
DR. ADRIANO DE PAIVA
Professeur de Physique à l'Académie Polytechnique. (5)
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(1) La première notice qui soit parue en Portugal sur le téléphone a été, nous le supposons, celle qu'en a donné le Seculo. de Coïmbre, dans le n° 2 de la 2ème série correspondant à décembre 1876; mais nous ferons remarquer que cette notice se rapporte à 1'instrument, tel qu'il fut présenté dans l'exposition de Philadelphie, lequel différait assez de l'actuel. C'était encore à celui-là que se rapportait M.W. Thompson, dans le Congres de Glasgow, en septembre de la même année (vid. Revue Scientifique du 20 janvier 1877). Le nouveau téléphone magnéto-électrique de M. Bell n'a été envoyé en Angleterre et expérimenté dans des réunions publiques que le mois de juillet 1877. Après cela il a été envoyé à Paris à M. Bréguet physicien - constructeur et il fut présenté par lui à l'Académie des sciences dans la séance du 29 octobre 1877 (vid. Comptes rendus hebdomadaires, 1877. 2.ème semestre) ; mais on en voyait auparavant déjà la description dans la Revue industrielle de MM.H. Fontaine et A. Buquet , VIIIème année n°43 (du 24 octobre 1877) laquelle donne encore des articles sur le même, sujet dans les numéros (du 25 avril 1877) et 48 (du 18 novembre 1877). Dans la séance de l'Académie des Sciences de Paris, du 26 novembre 1877, de nouvelles remarques ont été faites au sujet du téléphone. (Vid. Comptes rendus, tom. LXXXV, n°22) En Portugal, les premières expériences sont de novembre 1877, et elles ont été faites avec des appareils venus d'Allemagne et après avec d'autres, construits par M. Hermann, de la direction générale des télégraphes. Les expériences en présence du roi, ont été réalisées le 21 décembre dernier entre les deux observatoires de Dom Luiz et de Ajuda ; et le 25 suivant une notice très- intéressante sur ce sujet paraissait dans le journal O Progresso - de Lisbonne: cette notice n'est, croyons-nous, que la transcription de la conférence que M. W. Preece, membre de l'Institut des ingénieurs civils, a fait au Congrès de la Royal Britannic Association, tenu à Plymouth (section de mathématique et de Physique). Vid. Revue scient. du 10 novembre, 1877.
(2) Revue des deux mondes, tome vingt-cinquième, livraison du 1er janvier 1878, pag. 240.
(3) L. Figuier, L’année scientifique et industrielle, 21ème année (1877), Paris, 1878, pag. 80.
(4) H. de Parville - Causeries scientifiques. Seizième année (1876.) Paris, 1877, pag. 190. Voir aussi la Revue scientifique.
(5) 0 Instituto. Revista scientifica e litieraria. XXIV anno - Março de 1878 - Segunda serie - n° 9. Coimbra. Imprensa da Universidade.