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UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
3. Le napolitain Giambattista della Porta évoque la transmission des sons par tuyaux acoustiques
 
Le strasbourgeois Johannes Walch leur conservation dans des troncs d'arbre

  • Giambattista della Porta

Grande figure de l'humanisme du 16ème  siècle, dalla Porta a eu une importante audience européenne par la publication de sa  Magiae Naturalis, dont la première édition, en quatre livres, est parue à Naples en 1558 et a été traduite dans plusieurs langues (1). Della Porta continua à enrichir son oeuvre majeure et en publia une seconde édition, à Naples, en 1589, en vingt livres. Celle-ci fut moins traduite que la première, mais le nombre de ses rééditions, et sa traduction en anglais, attestent néanmoins de son audience durant le 17ème siècle.(2)

Les écrits de Porta, qui ne relèvent pas encore d'une véritable rationalité scientifique, mélangent invocation des auteurs de l'antiquité, croyances populaires, observations et expérimentations, souvent sommaires. Son mélange de sérieux et d'attrait pour le merveilleux ont conduit les historiens des sciences, depuis le 19ème siècle, à relativiser son apport. (3). Michel Foucault le cite dans Les Mots et les Choses pour illustrer  deux des formes de la pensée par ressemblance qu'il décèle comme caractéristique de l'épistémologie de la Renaissance : la similitude et la sympathie (4)

 

Si son apport aux sciences naturelles est minimisé depuis le 19ème siècle, Della Porta est cependant bien connu des archéologues du cinéma car il a souvent été crédité de l'invention de la lanterne magique, dont il donne une première description précise dans la première édition de la Magiae Naturalis.(5) 

 

Les historiens de l'acoustique lui reconnaissent également un rôle précurseur, qui apparaît surtout dans la deuxième édition (6). Il s'est en effet intéressé aux instruments de musique, notamment à l'orgue et aux instruments hydrauliques (7), à la résonance spontanée des cordes (8), au problème de l'écho et à l'acoustique des salles. Dans le chapitre 4 du Livre XVII, Della Porta observe le phénomène d'écho que créée un miroir concave, ce qui donnera lieu à la théorie métaphorique des "miroirs parlants" (speculo loquente, specchi loquaci) (9) Dans le chapitre V du Livre XX de la Magie Naturalis, il formule l'hypothèse de la construction d'un appareil permettant d'améliorer les capacités auditives de l'homme à partir de l'observation des oreilles des animaux ayant de grandes oreilles (lapin, âne, chien, vaches) et de la lecture des Anciens. Il conseille pour cet instrument l'utilisation de bois poreux, idéalement celui de la salsepareille (smilax) ou du chèvrefeuille (hedera tornatum), déjà évoqué par Pline. (10) 

 

La question des statues parlantes est traitée à deux reprises dans la Magie naturalis.  Le chapitre XII du Livre XVI s'intitule "Comment parler à distance" (11). Della Porta y décrit deux manière de parler à distance : la première manière consiste à profiter des phénomènes de réverbération du son, de l'écho. La seconde consiste à utiliser des tuyaux (tubus en latin, trunk ou pipe dans la traduction anglaise) de terre, ou mieux de plomb. Porta dit avoir testé  avec succès cette solution sur 200 pas, soit environ 300 mètres et ne pas douter que cela peut fonctionner sur plusieurs miles.("per aliquot miliara fieri"). Il imagine même pouvoir capter les sons : 

 

[…] De là je me mis en tête de capter les paroles véhiculées sur le parcours du tube de plomb, ici obstrué, et de les garder enfermées, jusqu’à ce que, après qu’on l’a ouvert, les paroles puissent s’exprimer. Nous voyons ainsi que les sons peuvent être recueillis un certain temps, et, portés dans un tube, ils peuvent être maintenus dans un milieu. Et si le tube est trop long pour la juste mesure, ils peuvent être enfermés dans un canal rallongé qui trouve sa place dans un petit espace en le recourbant." (12)

 

Della Porta termine en disant qu'il a entendu parler de la tête parlante d'Albert le Grand et qu'il envisage d'en construire une lui-même. Il ajoute enfin qu'il a entendu parler par ses amis d'amoureux qui communiquèrent longtemps par un tuyau de plomb, depuis leurs maisons qui étaient éloignées.

 

Della Porta revient sur les têtes parlantes et leur consacre le premier chapitre du Livre XIX (13). Il indique d'abord entendu avoir parler d'une statue colossale qui émettait des bruits. Il s'agit probablement là de la légende du caractère chantant de la statue de Memnon. Il est clair qu'il ne s'interroge pas sur le caractère véridique de la rumeur sur la tête parlante d'Albert le Grand, mais déclare ne pas accorder de crédit à ce savant, dont il a pu constater que les expériences ne fonctionnent pas. Par contre, il suggère que ces têtes parlantes pouvaient être obtenues par mystification, en utilisant des tuyaux de plomb cachés pour transmettre la voix Il dit avoir testé avec succès la transmission du son avec des tuyaux qui, cette fois ont une longueur de deux ou trois cents pas .(soit environ de 300 à 450 mètres).  

 

« Si quelqu’un fabrique des tubes de plomb extrêmement longs, d’une longueur de deux à trois cents pas (comme j’ai essayé), et prononce à l’intérieur quelques mots ou beaucoup, ces derniers seront transportés de manière fidèle à travers ces tubes et entendus à l’autre extrémité, comme s’ils sortaient de la bouche même de celui qui parle. Pour cette raison, si la voix part avec le temps et se maintient intacte, et si un homme – pendant que ces mots sont dits – bouche l’extrémité du tube, et que la même chose est faite à l’autre bout, la voix peut être interceptée au milieu et enfermée comme dans une prison. Lorsqu’on ouvrira l’embouchure, la voix sortira, comme de la bouche même de celui qui aura parlé. Mais parce que de tels tubes longs ne peuvent pas être fabriqués sans difficulté, on pourra les tordre en haut et en bas comme une trompette, pour qu’ils puissent être conservés dans un petit espace. Et lorsque l’embout sera ouvert, les mots pourront être compris. Je suis sur le point de faire une tentative. Si, avant que mon ouvrage soit imprimé, l’action fait son effet, je le mettrai par écrit, sinon, je l’écrirai ailleurs, si Dieu le veut. » (14)

"Rem nunc periclitamur" : "Je suis sur le point de faire une tentative" On n'a pas connaissance de compte-rendu d'une éventuelle expérience réalisée par la suite, mais l'esprit expérimental est présent. Les idées et les expérimentations sur la transmission des voix par les tuyaux de plomb de Della Porta anticipent de près de deux siècles les propositions de Dom Gauthey (1782-1783) et de trois siècles celles de Jeremy Bentham (1793)

 

Face à l'importante circulation d'histoire sur les têtes parlantes, Della Porta est le premier à supposer que la tête est rendue parlante est possible grâce à l'utilisation de tuyaux de plomb, retrouvant ainsi la critique que Ibn Hazm avait formulée près de cinq siècle plus tôt. Il appartiendra à Athanasius Kircher de faire la démonstration du dispositif et de poser les évidences qui vont conduire à la fin du 17ème siècle et au début du 18ème au débat sur la question des oracles. Malgré les explications de Cid Hamet Ben-Engéli, Don Quichote et Sancho ne veulent pas croire au fait que la tête n'est pas enchantée. Avec son histoire de tuyau de plomb, Della Porta a pourtant bel et bien ouvert la voie au désenchantement du monde

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Page de titre de l'édition originale des Magiae Naturalis (Naples, 1589 

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(1) Pour une première approche d'ensemble de l'oeuvre de Della Porta, on pourra se reporter à KODERA S., "Giambattista della Porta", in ZALTA E.N., (ed.) The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Summer 2015.

(2) La première édition en quatre livres, Naples, 1758 est disponible en ligne dans la Bibliothèque numérique du cinéma.

 

Plusieurs éditions de la Magiae Naturalis dans sa version complète en 20 livres sont disponibles en ligne : Naples, 1589, Francfort, 1591, Francfort, 1597 Francfort, 1607Hanovre, 1619, Hanovre, 1644, Amsterdam, 1644, Amsterdam, 1650, Rouen, 1650, Amsterdam, 1664.   

Seule la première édition, en quatre livres a été traduite en français : La magie naturelle qui est, les secrets & miracles de nature mise en quatre livres, Jacques LucasRouen, 1658. Egalement : Rouen 1678 ; Rouen 1680.

La texte le plus accessible pour le lecteur contemporain est  la traduction anglaise de la deuxième édition, en vingt livres La première édition de cette traduction est Natural Magick (in twenty books), Thomas Young & Samuel Speed, Londres, 1607. Les deuxième et troisième éditions sont disponibles en ligne : Londres, 1658, Londres, 1669

Nos références et liens dans le texte renvoient à la version latine de Naples 1589 et à la traduction anglaise  Londres, 1658.

(3) Par exemple; Guillaume Libri lui consacre trente pages dans son Histoire des mathématiques en Italie, Tome IV, Jules Renouard, 1841, pp.108-141, mais c'est pour souligner son infériorité par rapport à Galilée.

(4) FOUCAULT M., Les Mots et les Choses, in Oeuvres, Collection Bibliothèque de La Pléiade, 2015, pp.1062, 1068-1069.

 

(5) Voir entre autres, PERRIAULT J., Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audio-visuel, Flammarion, 1981, pp.34-35 ; MANNONI, L; Le grand art de la lumière et de l'ombre. Archéologie du cinéma, Nathan, 1994, p.19. Dans son livre souvent considéré comme fondateur de l'archéologie des médias, Deep Time of the Media, MIT Press, 2006., Siegfried Zielinski consacre un chapitre à la biographie et  aux recherches optiques de Dalla Porta mais ne mentionne pas ses propositions relatives à l'acoustique.

(6) PISANO, G., Une archéologie du cinéma sonore,  CNRS Editions, 2004, pp.27-29 ; BASKEVITCH, F., "La mémoire des sons : la curieuse histoire d’un procédé technique". Academia.eu, 2009.

(7) BARBIERI P., "Giambattista Della Porta's "Singing" Hydraulis and Other Expressive Devices for the Organ, c. 1560-1860", Journal of the American Musical Instrument Society; Malden, Vol. 32,  (2006): 145-167 ; CYPESS, R., "Giovanni Battista Della Porta’s Experiments with Musical Instruments", Journal of Musicological Research, Volume 35, 2016 - Issue 3

(8) VAN WYMEERSCH, B., "Représentation ésotérique et pensée scientifique. Le cas de la vibration par sympathie chez les savants et théoriciens de la première moitié du 17e siècle" in WUIDAR, L., Music and Esoterism, Brill, 2010,

(9) DELLA PORTA G., "Speculi concavi operationes variae", Liber XVII, Chap. IV ; "Divers operations of concave glasses". Cette question est traitée par Ettore Ausonio (ca 1610), Giuseppe Bianciano (1620), Gaspard Scott (1677), Voir GIMMA G., Della storia naturale delle gemme, delie pietre, e di tutti i minerali, ovvero della fisica sotterranea, G. Muzio, Napoli, 1730, T.I p.232.

(10) BASKEVITCH, F., "Les représentations de la propagation du son, d’Aristote à l’Encyclopédie", Université de Nantes, 2008

(11) DELLA PORTA, G., "Quomodo instrumentum fieri possit, que longe audiamus", Magiae naturalis, Liber XX, Chap.V, ;  "How an instrument may be made that we may hear by it a great way"

(12) ibid., "Quomodo longe loquit possit", Liber XVI, Chap. XII; "How you may speak at a great distance". Traduction de François Bakevitch in "Les représentations..", art. cit.

(13)  DELLA PORTA G., "Utrum Materiales Statue Aliquo Artificio Loqui Possint, Liber XIX, Cap. I,, "Whether material Statues  may speak by any  artifical way"

(14)  Traduction in Giusy Pisano, op.cit.

Page de titre de l'édition d'Amsterdam de  Magiae Naturalis 1651.

  • Le Decas Fabulorum de Johnanes Walch

Johannes Walch (ou Walchius) est un alchimiste strasbourgeois, auteur du Decas Fabulorum, publié en 1609 à Strasbourg. Cet ouvrage curieux est connu pour être une des sources de Jean de La Fontaine et est cité dans les histoires de l'imprimerie et de la cryptographie. Il touche également à l'optique ou encore à la chasse. 

Walch a été cité dans les années 1870-1880, après l'invention du phonographe, comme étant le premier à avoir imaginé la possibilité d'enregistrer les paroles et de les restituer. Il connaissait la Magis naturalis de Porta, qu'il cite à plusieurs reprises et qu'il qualifie d'"homme le plus célèbre et le plus ingénieux".

Dans un bref passage, Walch évoque la possibilité pour deux amis de communiquer par tubes de plomb ou d'airain (fistualam plumbeam aeneamve) à une distance de deux cent ou trois cent pas. Défiant les incrédules, Walch annonce qu'il peut restituer dans leur ordre correct les paroles contenues dans les tubes, après un temps assez long ou après un changement de lieu. 

Les quelques lignes de Walch seraient probablement oubliées si elles n'avaient été moquées par John Wilkins (1614-1672) dans son traité de cryptographie Mercury,  The secret and swift messenger  (1641) et dans son traité de mécanique Mathematicals Magiks (1648)

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Johannes WALCHIUS, Decas fabulorum

Argentorati : sumptibus Lazari Zetzneri, Strasbourg, 1609, pp. 223-224

L'ouvrage complet est disponible dans la Hathithtrust Digital Library.

André Lange, 18 mai 2019

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