Didier de CHOUSY,
Ignis,
Berger-Levrault, Paris, 1883
Le comte Didier de Chousy, ami de Charles Cros et de Villiers de l'Isle Adam
On sait peu de chose concernant le comte Didier de Chousy. Pierre Versins, grand spécialiste de la littérature de science-fiction, écrivait de lui que c'est "un inconnu qui a écrit un chef d'oeuvre". Depuis, l'identification a progressé. Selon la notice de Wikipedia, "Alfred Didier Marie Mesnard, comte de Chousy, le 16 janvier 1834 à Paris et mort le 21 février 1895 à Paris) est un écrivain français. Receveur général des finances, il est fait chevalier de la légion d'honneur en 1867."
Selon Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer "Le comte Didier de Chousy était un ami de Charles Cros. On a conservé de lui une lettre au poète-inventeur, datée du 25 juillet 1872, par laquelle il sollicite une rencontre "pour parler de la rédaction d'un petit travail pressé". Cette rédaction urgente est-elle en rapport "Un drame interastral", la fantaisie de Cros publiée par La Renaissance littéraire et artistique le 14 août 1872 ?
Il contribua au financement de l'édition du Coffret de santal, non sans réticences, aussi Cros ne lui dédiait-il aucun poème dans l'édition de 1873. Cros lui dédiera finalement le poème "Sultanerie" qui paraît dans L'Hydropathe le 19 février 1879 puis, la même année, dans la seconde édition du Coffret de santal.
On possède de lui une longue lettre à Villiers [de l'Isle Adam]. Joseph Bollery l'a reproduite dans la Correspondance générale, t.II, p.126". Cette lettre est une réponse élogieuse à l'envoi de L'Eve future (1886), roman dans lequel Villiers attribue à Edison l'invention d'un androïde.
Une oeuvre majeure mais méconnue de science-fiction
Le roman Ignis est injustement oublié, y compris par la plupart des historiens de la science-fiction. Publié anonymement en 1883, il a été réédité à deux reprises en 1884 et la 3ème édition porte la mention "Ouvrage couronné par l'Académie française". Le nom de l'auteur n'apparaît qu'à partir de la troisième édition.
Le vulgarisateur scientifique Henri de Parville publia un compte-rendu enthousiaste dans le Journal des débats, le 24 avril 1883, signalant que le livre venait effectivement d'être couronné par l'Académie française. Le Radical mentionne dans son édition du 2 avril 1883 que Ignis a reçu le Prix de Jouy, d'un montant de 1000 francs. Le Temps ne le mentionnera que dans édition du 16 novembre 1883 et le XIXème siècle son édition du 17 novembre 1883
A une épouqe où le terme science-fiction n'existe pas encore, le livre est désigné comme "livre d'imagination et de science".
Le roman est publié en feuilleton, avec illustrations, en 1895, dans La Science illustrée, dirigée par Louis Figuier. Les éditions Slatkine ont publié un facsimile de l'édition originale en 1981 et la Bibliothèque nationale a eu la bonne idée de rendre cette oeuvre accessible sur son site Gallica dans ses deux premières éditions. Une réédition en 2008 par les Editions Terres de Brumes ont suscité un regain d'intérêt pour cette oeuvre curieuse. Une traduction en anglais a été publiée aux Etats-Unis en 2009.
L'idée de base du roman pourrait être celle d'un roman de Jules Verne : un inventeur a mis au point un système capable de capter l'énergie du feu du centre de la terre. Mais, plus que d'un roman d'anticipation, il s'agit d'une véritable dystopie décrivant une société dominée par la technique - et en particulier les technologies de communication - au point d'être détruite par une révolte des instruments de transmission.
Contemporain du Vingtième siècle de d'Albert Robida, Ignis développe d'une manière plus inquiétante les thèmes liés à l'hypothèse de la vision à distance : celui de l'ubiquité formulé dès 1878 par le Professeur Adriano de Paiva dans son article "A telefonia, a telegrafia e a telescopia" et celui de la suppression de l'absence. Deux appareils de vision à distance - sans qu'on en comprenne bien la différence - sont évoqués : le tétroscope et le téléchromophoto- phonotétroscope. Le premier terme semble bien être une parodie par contraction du terme télectroscope, proposé en 1877 par Louis Figuier et repris par de Paiva mais aussi par le français Constantin Senlecq dont la brochure Le télectroscope est parue en 1881 et a trouvé un écho dans la presse de vulgarisation scientifique parisienne. Quant au second, il pourrait bien être un perfectionnement par développement du téléphonoscope proposé en 1878 par George Daphné du Maurier et qu'Albert Robida allait reprendre dans son Vingtième siècle.
Deux appareils de vision à distance : le tétroscope et le téléchromophotophonotétroscope
Le tétroscope est introduit assez tôt dans le roman (p.71). On le trouve dans l'appartement de Lord Hotairwell, un des actionnaires de la société d'exploitation de l'énergie terrestre. Le tétroscope est décrit d'emblée à la fois comme un instrument de télésurveillance et comme un instrument de bluff, de manipulation de l'opinion :
"(...) Lord Hotairwell, décidé à tenir son rang et à recevoir aussitôt que la ville aura des habitants, s'est fait construire dans Hotairwell square, une fort belle maison dont il prête obligeamment une salle aux réunions du conseil : vaste pièce, ayant l'aspect révère d'usage, meublée d'une table à délibérer qui supporte les récepteurs téléphoniques et télégraphiques correspondant à l'atelier souterrain, ainsi que, le tétroscope, miroir du lointain, mirage canalisé qui réfléchit le spectacle absent, qui permet aux administrateurs de suivre, même pendant la séance, les moindres détails des travaux , et de discuter avec une compétence inconnue aux administrations qui n'ont pas de tétroscope, et qui n'y voient pas de loin."
Le tétroscope joue un rôle clé dans l'évolution de l'action (page 126) lorsqu'il permet au conseil d'administration de prendre conscience de la révolte des noirs, utilisés comme de véritables esclaves pour l'exploitation de l'énergie géothermique, contre l'inventeur fou, M. Hatchitt :
"(...) Le 22 juin suivant, dans l'après-midi, le conseil tenait séance lorsqu'ayant par hasard jeté les yeux sur le miroir tétroscopique, je poussai une exclamation qui fit accourir mes collègues.
Quelqu'un qui eût observé leurs visages, eût pris plaisir à suivre la gamme ascendante d'étonnement, de stupéfaction, d'effroi, que se mirent a exprimer leurs physionomies, au moyen de leurs muscles orbiculaires, masséters et zygomatiques, commandés par leurs nerfs faciaux et trifaciaux.
Un drame se jouait sur le miroir du tétroscope une tragédie en miniature dont les acteurs et les décors auraient tenu dans le creux de la main, mais qui, là-bas, à plusieurs kilomètres sous terre, était représentée en grandeur naturelle et en réalité.
Au fond du puits, au milieu des travaux suspendus et des outils. délaissés, on apercevait M. Hatchitt, attaché mais gesticulant néanmoins, menaçant, furieux; près de lui, un ours blanc couché et autour d'eux, la troupe des nègres dansant une bamboula cadencée par des hurlements. Si l'on n'en eût pas cru ses yeux, il eût fallu douter aussi de ses oreilles et des téléphones qui commençaient à déverser, par leurs entonnoirs, des cris, des jurons, des rires et toutes sortes de sonorités hétérogènes et cacophoniques dont la salle était assourdie.(...).
Cette révolte des esclaves permet à M. Hatchitt d'exposer ses théories sur la possibilité de concevoir des êtres-machines - le terme robot n'est pas utilisé mais il s'agit bien d'une des premières, voire de la première, apparitions des hommes-machines dans la littérature universelle. Une des caractéristiques proposées par M. Hatchitt est la communication automatique (p.143) :
"(...)- Je vais vous en donner un exemple à votre portée, poursuivit M. Hatchitt, en se campant dans la pose d'un escamoteur. Je prends un employé du télégraphe, le premier venu, qui n'est pas préparé. Par un moyen très simple, par la parole, je fais entrer en lui le télégramme que je désire expédier. Il reçoit mes idées dans sa pile crânienne, les trans- met, par son céphalo-rachidien, aux bobines de ses doigts reliées à une bobine Rhumkorff, dans laquelle son fluide animal s'écoule, se renforce et prend son élan. L'employé de la station destinataire tient à la main le fil conducteur, reçoit de même mon message sur les doigts, et le résorbe, par sa moelle épinière, dans son cervelet qui s'en décharge sur mon correspondant. Économie d'appareils, suppression des. récepteurs Morse, des claviers Hugues, des enregistreurs autographiques, pantélégraphiques, pantographiques ! Trajet direct de la pensée, sans ambages et sans bagages ! Tête-à-tête à toute distance ! Progrès incommensurable ! et qui n'est pas plus difficile que cela, conclut M. Hatchitt, en faisant claquer ses doigts comme un jongleur, quand le tour est fini et la muscade disparue."
Les deuxième et troisième chapitres du roman ("Confortable City" et "Plus de bonheur encore") décrivent la ville d'Industria, habitée d'automates dociles et où le téléchromophotophonotétroscope non seulement supprime l'absence mais constitue également un intrument de cohésion sociale : (pp. 253 et suiv.) :
"(...) Les habitants d'Industria se trouvent si bien chez eux qu'ils n'en sortent guère, quoiqu'ils puissent y rester tout en en sortant. L'absence, ce mal des âmes tendres, a été supprimée. On est ubiquiste, en même temps chez soi et ailleurs : résultat obtenu en perfectionnant un moyen proposé jadis pour transmettre les télégrammes sans fil,. sans autre conducteur que le milieu ambiant; moyen abandonné, parce que les premiers télégrammes livrés à leur instinct s’égaraient, que l'électricité volage acceptait trop de conducteurs et se livrait à tous les électrodes; puis réétudié et amené à bien par les ingénieurs d'Industria qui sont parvenus à domestiquer le fluide, à lui créer des affinités, pour ne pas dire des affections, qui le rendent fidèle à un conducteur, à un pôle. Électricité animalisée et apprivoisée qu'il suffit de mettre une fois en contact avec son maître, de le lui faire sentir et toucher, pour que ce véritable chien courant magnétique s'attache à ses pas on retrouve sa piste.
Le téléchromophotophonotétroscope, inventé dans le même temps, par les mêmes physiciens, supprimait l'absence d'une manière plus radicale encore. La téléchromophotophonotétroscopie est, comme on le sait, une succession presque synoptique d'épreuves photographiques instantanées, qui reproduisent électriquement la figure, la parole, le geste d'une personne absente avec une vérité qui équivaut à la présence, et qui constitue moins une image qu'une apparition, un dédoublement de la personne de l'absent.
Cet appareil, très simple, se compose d'un chromophotographe qui donne l'épreuve en couleur, d'un mégagraphe qui l'agrandit, d'un sténophonographe qui recueille et inscrit les paroles du sujet, aidé par un microphone qui les amplifie, et emmanché dans un téléphone qui se concerte avec un tétroscope pour propager l'image et le son. Les différentes portions de l'instrument totalisent leurs efforts et en versent le produit dans un récipient commun appelé Phénakistiscope, lorgnette acoustique au moyen de laquelle on voit et on entend. Il va de soi qu'en modifiant convenablement la marche du système, on peut à volonté faire comparaître l'absent ou lui apparaître soi-même.
La création des diverses parties de cet appareil remonte à plusieurs années, mais l'honneur revient aux savants d'Industria d'on avoir fait la synthèse et la soudure. On comprend tous les bienfaits d'un pareil instrument et toute l'activité qu'il imprimait aux relations. Plus d'isolement ni de solitude : de gré ou de force, on recevait à toute heure la visite spectrale d'un ami absent, de parents de province ou de voisins oisifs, venant familièrement passer une heure ou quelques jours chez vous. Aussi, quelle union de tous les habitants de ce pays, liés en une seule famille par des fils si serrés qu'on n'en pourrait couper un membre sans faire crier tout le corps, ni tirer un cheveu sans arracher la touffe !
L'invention qu'on vient de décrire s'appliquait aussi aux spectacles, où l'on n'allait pas, puisqu'on pouvait s'en procurer les charmes chez soi. Aussi les théâtres n'étaient-ils, en dépit de leur magnificence, que des boîtes à musique, des fabriques de drames dont la téléchromophoto-phonotétroscopie portait les produits à domicile; et dont le trop-plein, s'échappant par la coupole diaphonique, dont chaque salle est pourvue, s'épandait dans l'atmosphère et l'imprégnait d'harmonie.
La musique était encore mise à la portée de tous par un procédé qui n’est pas sans analogie avec celui de MM. Cailletet et Pictet, pour la solidification des gaz, et qui consiste à comprimer les vibrations sonores sans les éteindre, comme on presse un ressort sans le briser; et à les concentrer à ce point qu'une opérette peut tenir dans un litre, et une chanson à boire, dans un verre.
L'un des meilleurs plaisirs de la table était de déboucher à dessert, un brindisi, une polka, une valse, dont les notes, pétillantes comme du vin de Champagne, détonnaient à plein goulot. Quelquefois, de jeunes Atmophytes s'amusaient à faire boire les restes mêlés de ces bouteilles harmoniques à des phonographes et à des microphones qui s'en allaient, en état d'ivresse, baver par les rues ce concert discordant. (...)".
On remarquera que cette description de la conservation en bouteilles de la musique est en tout point similaire à celle évoquée par le caricaturiste George Daphné du Maurier dans un dessin "La cave à enregistrements" paru dans Punch en 1878.
Les technologies de communication on pris une importance telle dans l'organisation d'Industria que le Parlement est dirigé par un phonographe et que les députés suivent les séances de chez eux, par le biais du téléphone. Une telle situation de domination ne peut se résoudre que par la révolte des technologies de communication elles-mêmes, l'ingénieur Hatchitt étant naturellement la première victime de ses inventions (p.291) :
"(...) C'était le dieu de cette apothéose. une sorte d'éléphant armé d'une massue emmanchée dans sa trompe, quelque chose comme une enclume vivante, brandissant elle-même son marteau. C'était un marteau-pilon du poids de 200,000 kilogrammes, qu'avec une force et une adresse prodigieuses, les insurgés avaient tiré de la crypte et qu'ils dressaient en batterie devant la porte.
Dans le même temps, s'étant rendus maîtres de tout le réseau des fils et des tubes, qui se centralise à l'Hôtel de ville, ils avaient emmêlé ces tubes dans ces fils au point de rendre les transmissions inintelligibles et dangereuses ; ils envoyaient par ces conducteurs des décharges électriques, éclairs énormes, imprégnant les parois de l'édifice qu’on ne pouvait plus toucher sans ressentir un choc. L'atmosphère de la salle en était saturée; une poignée de main amenait un échange d'étincelles entre ces corps électrisés, seconde comme des grenouilles sous l'arc voltaïque; moins semblables à des hommes qu'à des trembleurs électriques, à des automates, à des Atmophytes sans autorité sur leurs membres, inhabiles à garder la dignité d'attitude nécessaire en un pareil moment.
Tous les appareils de transmission, ainsi transformés en agents malfaisants et en outils de révolte, vomissaient, suivant leurs aptitudes, des grêles de projectiles ou des torrents d'injures que les microphones prenaient le soin de grossir, que les phonographes enregistraient et répétaient avec un entêtement de machine, mêlant leurs voix criardes aux coups de tonnerre du marteau-pilon. Téléphones devenus cacophones et phonographes cacographes; confusion des langues embrouillées en écheveaux de fils de fer; tubes atmosphériques transformés en pièces de canon dans lesquelles ces barbares, chargeant des citoyens paisibles, les lançaient avec une telle violence que, partis boulets, ils arrivaient mitraille, mitraille de lambeaux humains.
C'est ainsi que nous eûmes l'incomparable douleur de voir revenir les restes défigurés de M. l'ingénieur William Hatchitt qui, avec son obligeance et son dévouement habituels, et se fiant à sa grande habitudes des voyages sous terre, avait poussé une reconnaissance dans un tube, afin de se rendre mieux compte de la révolte et d'essayer, en la prenant en queue, de la tenir en respect.
La dernière heure d'Industria avait sonné. Les portes du temple cédaient sous les coups redoublée du marteau. (...)".
Bibliographie
COMPERE D., "Les Monstres nouveaux", Romantisme "La machine fin-de-siècle", Année 1983 n.41, pp. 91-99
CROS (Charles). CORBIERE (Tristan), Oeuvres complètes. Charles Cros, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer. Tristan Corbière, édition établie par Pierre-Olivier Waler avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance. Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", Gallimard, Paris, 1970
GODIN, N. "Didier de Chousy. Les cracks méconnus du rire de résistance", Vents contraires.net, 3 mars 2011.
HIRTZ, M., "Iles flottantes", The Amandantine.
ISCHI, S. "Une énigme littéraire : le comte Didier de Chousy", Revue d'histoire littéraire de la France, Vol.115, 2015/2, p.256
LEDOS, J.-J., "Utopie, fiction, ancticipation : l'action à distance par les ondes", in Cahiers d'Histoire de la Radiodiffusion, n°63, Paris, janvier-mars 2000.
MICHAUD, T. Télécommunications et science-fiction, Michaud, 2008
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VERSINS, P., "CHOUSY (Didier de)" in Encyclopéedie de l'utopie et de la science-fiction, L'Age d'Homme, Lausanne, 1972.
Illustration pour l'édition en feuilleton de Ignis dans La science illustrée, 7 décembre 1895. (Source : Gallica)
Réédition de Ignis aux Editions Terres de Brumes, 2008.