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Le mythe d'Edison et de ses trois appareils de vision à distance : telephonoscope, telephote et kinetograph
 

 

 


Thomas A. Edison et la télévision : une présence en creux.

La position de Thomas Alva Edison dans l'histoire de la télévision est curieuse et paradoxale. Inventeur du phonographe, du kinétoscope, de la lampe à incandescence et détenteur de 1093 brevets, est-il possible qu'Edison ne se soit pas impliqué dans le mouvement de recherche sur les possibilités de transmettre l'image à distance ? Ni les biographies d'Edison ni les ouvrages classiques sur l'histoire des premières recherches sur la télévision n'apportent d'éléments significatifs à ce sujet. Les quelques biographies d'Edison que nous avons consultées ne signalent pas un éventuel intérêt pour les travaux de ses contemporains sur la vision à distance (1). Un des biographes, Robert Conot rapporte, sans citer de source, des propos tenus par Edison lors de sa réception à Paris : "He was in the process of developping a "far-sight machine", by means of which pictures could be transmitted, and expected soon to install the system between the laboratory and the phonograph works". (2). Sans plus. Quant aux ouvrages d'histoire technique de la télévision (Abramson, Burns), si ils évoquent le nom d'Edison, c'est au sujet de ses inventions classiques (phonographe, travaux sur le kinéscope, etc.) mais non sur la transmission des images à distance.

 

Pourtant, on ne prête qu'aux riches et très tôt on a voulu voir dans Edison l'homme qui avait ou qui allait résoudre le problème de la vision à distance. Edison lui-même, à deux reprises (1889 et 1891) a laissé entendre aux journalistes qu'il travaillait sur un appareil de vision à distance, avant de déclarer tout bonnement en 1895 que la vision à distance n'était pas utile.

L'intérêt d'Edison pour le sélénium 

Les archives d'Edison sont si vastes qu'on ne peut pas affirmer que quelque chose ne s'y trouve pas, mais - jusqu'à preuve du contraire - rien ne permet d'affirmer qu'Edison a réellement travaillé de manière approfondie, et malgré ses déclarations,  sur une hypothèse de transmission des images à distance.

Cela ne veut pas dire qu'il n'ait pas été assez tôt intéressé par la question, qui était dans l'air du temps depuis la présentation de l'oeil électrique des frères Siemens et les premiers articles de de Paiva, Senlecq, Carey, Ochorowicz, puis tant d'autres à partir de 1877. Cet intérêt est probablement né de ses lectures de presse - rappellons  que c'est grâce au Notebook et aux clippings d'Edison que nous avons pu retrouver l'article canular "Electroscope" paru le 17 mars 1877 dans le New York Sun  

 

L'analyse des recueils de coupures de presse effectuées par Edison - ou par ses assistants - accessibles sur le formidable site Thomas A. Edison Papers - Rutgers University,  permet de constater qu'il s'est intéressé, comme la plupart des chercheurs et inventeurs à cette époque - probablement dans les années 1876-1878 - aux propriétés photosensibles du sélénium. Il a conservé divers articles relatifs aux propriétés du métalloïde.(3)    Mais cet intérêt était partagé à l'époque par tous les chercheurs spécialisés en matière d'électricité et de télécommunications. Bien plus tard, en 1919, Edison aurait utilisé le sélénium dans une solution pour nettoyer les moules des enregistrements.(4)

Le vrai téléphonoscope d'Edison

L'intérêt d'Edison pour le sélénium est discret et il est peu probable que celui-ci soit  à l'origine de la rumeur concernant l'invention du téléphonoscope dont témoigne, dès décembre 1878, le célèbre dessin de George du Maurier dans l'Almanack for 1879 de Punch, paru en décembre 1978. Ce dessin fait partie d'un ensemble plus vaste d'attribution à Edison d'inventions vraiment fantaisistes, tel que par exemple le gilet anti-gravitationnel. Le dessin est probablement plus créateur de rumeur qu'il n'en est le résultat ou l'illustration. 

Toujours est-il qu'Edison est bien l'inventeur d'un téléphonoscope, Il présente celui-ci à un de ses correspondants, Uriah Painter, dans une lettre (perdue) du 5 mai 1878, et que Painter propose immédiatement de faire breveter, dans une lettre du 13 mai 1878 (5). Mais il s'agit d'une sorte de double cornet acoustique, permettant de transmettre des conversations sur une distance de 1 à 2 miles. Edison avait fait un premier dessin sur un carnet de note le 2 avril 1878. Le 10 mai, il fit des schémas en vue d'une demande de brevet. L'instrument fut ensuite connu sous le nom de mégaphone.  Edison étudiera par la suite les applications pour les mal-entendants sous le terme d'auriphone. Divers articles sont parus dans la presse américaine début juin 1878 sur le megaphone, aussi appelé Edison's Ear Telescope.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dessin du téléphonoscope par Edison (1878).

 

Le mythe du "sorcier de Menlo Park"

L'attribution fantaisiste de l'invention du téléphonoscope n'est qu'une illustration parmi d'autres du véritable mythe qui, dès la fin des années 1870, entoure le "sorcier de Menlo Park". Wyn Wachhorstt (6) a bien montré que ce mythe se constitue dès les années 1877-1878, après l'invention du phonographe, la "machine qui fait parler les morts", autour d'un certain nombre d'anecdotes biographiques répétées à l'envi mais aussi d'associations à des mythes pré-existants (le magicien, Prométhée, Faust, Napoléon, le Professeur...). L'attribution à Edison de pouvoirs surnaturels dans ses capacités d'inventeurs est souvent illustrée par des plaisanteries telles que celle publiée le 1er avril 1878 par le New York Daily Graphic où on le crédite de l'invention d'une machine qui va "nourrir la planète entière en fabriquant des biscuits, de la viande, des légumes et du vin à partir de l'air, de l'eau, de la terre". En juillet 1880, le magazine londonien Design and Work, ironise sur le fait que l'on attend toujours le diaphote annoncé par Edison (cité dans The Operator, July, 15, 1880).

En France, le mythe d'Edison est notamment véhiculé par le magazine L'Illustration mais aussi par Le Figaro. Le roman L'Eve future de Villiers de l'Isle Adam - dont la première publication sous forme de feuilleton commence dans Le Gaulois en septembre 1880 - se présente explicitement comme un exercice sur ce mythe. Edison y est présenté comme l'inventeur de l'andréide, pure entité "magnéto-électrique" (7).

 

Albert Robida, directeur et principal auteur et illustrateur du magazine La Caricature, est un des plus imaginatifs pour jouer du mythe (9). La couverture du n°1 de cet hebdomadaire, paru le 3 janvier 1880, croise d'ailleurs habilement le mythe d'Edison avec celui d'Emile Zola : sous le titre "Nana-Revue" une pulpeuse Nana rousse se penche, d'une manière assez allusive, sur un "photo-phonographe". Dans le n°2, du 10 janvier 1880, on trouve, parmi les "Prédictions pour l'année 1880" :

(1) La bibliographie sur Edison est abondante. Nous avons consulté : CONOT, R., Thomas A. Edison. A Streack of Luck, Da Capo Press, New York, 1979 et ISRAEL P., Edison : a life of invention, John Wiley, New York, 1998.

(2) CONOT R., op.cit., p.284.

(3)  SIEMENS, W. "On the Influence of Light Upon the Conductivity of Crystalline Selenium", Telegraphic Journal & Electrical Review, 1st January 1876. 

FLETSCHER, T. "Selenium", Telegraphic Journal & Electrical Review, 12 January 1877.

"Action of Light on Selenium", Telegraphic Journal & Electrical Review, 15 January 1878 

(Source :[SM028] Menlo Park Scrapbook Series: Cat. 1028 (No. 18) -- Phenomena General (Thomas A. Edison Papers - Rutgers University):

(5) "Letter of Uriah Painter to Edison", Washington DC, 5-13-1878, in ISRAEL, P.B., NIER, K. and  CARLAT, L. (ed.), The Papers of Thomas A. Edison, vol.IV, The Wizard of Menlo Park, The John Hopkins University Press, Baltimore and London, 1009, pp.281-282.

Painter écrit : "Hurrah for the telephonoscope. I'll get patent on it for you promptly as the others.  (...) Get up Patent application for Telephonoscope right away".

   

La note des éditeurs de cette magistrale édition des archives Edison (qui, malheureusement, n'en est encore qu'à la fin des années 1870 !) est la suivante :

 

"The telephonoscope was a device for receiving sound over great distance. Its basic design consisted of long paper funnels to the ends of which were connected flexible tubes for insertion into the listener's ears. When used with a speaking tube, the device reportedly enabled conversation to be "carried on through a distance of one and a half to two miles in an ordinary tone of voice. A low whisper, uttered without using the speaking trumpet, is distincyly audible at a distance of a thousand feet, and walking through grass and weeds may be heard at a much greater distance" (Prescott, 1879, 563). Edison made a preliminary note-book drawing of this device on 2 April and on 10 May made sketches for a draft caveat. The instrument susequently became known as the megaphone. "Edison's Ear Telescope", New York Sun; "The Megaphone", New York Herald, both 8 June 1878, Cat. 1240, items 660-61, Batchelor (TAEM, 92:227), "Edison's Megaphone", Sci. Am. 38 (1878): 113-114.

   

Edison explored ways of adapting the telephonoscope for use as a personal hearing aid, a device he termed the auriphone). He sketched ways in which the listening tubes could collapse telescopically to make them portable, and considered various shapes and arrangements of resonator tubes. Doc. 1361; NS-78-002, Lab. (TAEM 7:762); "Ears for the Deaf", New York Daily Graphic, 5 June 1878; "The megaphone", New York Herald, 8 June 1878, Cat. 1240, items 645, 661, Batchelor (TAEM, 94:221, 227).

"Revue électrique", Le Figaro, Supplément littéraire du dimanche, 5 novembre 1881.

(6)  W.WACHHORST, Thomas Alva Edison. An American Myth, The MIT Press, Cambridge MA, 1981. Il resterait à étudier le versant européen de ce mythe.

Albert ROBIDA, "Nana-Revue", La Caricature, n°1, 3 janvier 1880

(8) Villiers de l'Isle-Adam, dont l'oeuvre s'inscrit dans le mouvement, issu du romantisme, de critique du positivisme scientifique, s'était documenté de manière assez précise sur les travaux d'Edison avant d'écrire son roman. On ne trouve pas dans l'Eve future de référence à un éventuel appareil de transmission des images à distance. Pour une analyse de ce roman, voir NOIRAY, J., Le romancier et la machine dans le roman français (1850-1900). Tome II, Jules Verne - Villiers de l'Isle Adam, Librairie José Corti, Paris, 1982.

(9) Voir notre contribution LANGE.A., "Entre Edison et Zola : Albert Robida et l'imaginaire des technologies de communication", in COMPERE D. (sous la direction de), Albert Robida. Du passé au futur, Encrage,  Paris, 2006, pp.89-119..

"SCIENCES - Le savant Edison poursuivra ses recherches: il inventera la télé-claque, pour donner des gifles à distance, le phono-revolver, pour duels, et trouvera enfin, après des années de recherche, le télémaire, pour marier les Américains célibataires, toujours plus occupés, avec les plus lointaines neautés de toutes les parties du monde. Plus de temps perdu, grâce à cet admirable instrument, on s'abonne à la Société des télémaires internationaux et, crac ; on est époux!

Parmi les inventions destinées à révolutionner le monde en 1880, nous devons mentionner aussi le télétramway, toujours Edison, qui supprime les omnibus et les chevaux et permet d'expédier les voyageurs comme de simples dépêches.

Le n°5 de La Caricature du 31 janvier 1880 évoque dans "Edison for ever" l'invention de la lampe électrique. Le n°25, du 19 juin 1880, se délecte d'une "Nouvelle et merveilleuse invention d'Edison : le fidélimètre", appareil permettant aux maris de mesurer à distance le degré de fidélité de leurs épouses. Un Edison souriant, en extension, est représenté en couverture et les cinq lettres de son nom répétées à l'envi. Dans le n°49, un article de Higrec, "Le téléphodore" attribue à Edison l'invention d'un appareil permettant la transmission à distance des odeurs.

 

La réaction d'Edison au canular du dioscope (décembre 1881)

La première intervention publique d'Edison est une réaction au canular du dioscope, lancé début octobre 1881 par le quotidien londonien  Daily  Telegraph et qui s'était rapidement propagé aux Etats-Unis. Selon ce canular, le dioscope, présenté dans le cadre du Congrès international d'électricité de Paris, permet la transmission à domicile, par fil, de captation de spectacle. Le canular a probablement été inspiré par la démonstration de télé-photographie réalisée par l'électricien anglais Shelford Bidwell. En décembre 1881, une déclaration d'Edison sur la démonstration de Bidwell et la rumeur du dioscope est  rapportée par diverse journaux. L'article le plus ancien  que nous avons pu identifier est le "Another Wonderful Invention" de The Courier Journal, 27 December 1881 (Louisville, Kentucky), mais il est probable que celui-ci se base sur un article paru dans un organe new-yorkais.  "Mr Edison, in reply to a question as what he thought of the dioscope, said : "The ready imagination of the French has tinetured most that has appeared in the papers regarding Mr. Bidwell's invention, but I must admit that he has attained whatever success he claimed for his instrument. Still, not enough is promised to justify the wild rumors that orevail in some quarters. In turning sound into electricity you are able to move matter, but to turn light into electricity is a very different thing, especially as it would be necessary to transmit all the hues of a picture or a scene of an opera. Still, it is not an unreasonable plan, nor one impossible of accomplishment. But should it succeed, what good would it do ? It has no commercial value, but is merely a luxury. Until satisfied that I can do some good, I am unwilling to tackle such a thing, but as soon as I al convinced that it can be useful, I shall want nothing better".

L'inventeur reconnaît le succès de son collègue britannique mais indique qu'on est loin des rumeurs sur les capacités du dioscope, qu'il attribue à la fantaisie des journalistes français. Selon lui, la transformation de la lumière en électricité est beaucoup plus complexe que celle du son. Le projet n'est cependant absurde et pourrait même être réalisable. Cependant Edison n'en voit pas l'utilité et la valeur commerciale et ne se penchera sur cette question que lorsqu'il sera convaincu de son utilité.

La liste "Things doing and to be done" du 3 janvier 1888

 

Si l'on ne repère pas dans les archives Edison de véritable dossier sur des travaux relatifs à la vision à distance, on pourra néanmoins noter que sur sa fameuse "things doing and to be done" du 3 janvier 1888 (10) apparaissent des termes qui peuvent laisser à penser que la diffusion à distance des images ont effectivement fait partie de ses préoccupations quelques mois avant son voyage en Europe. On trouve en effet dans la liste des termes tels que photograph mirror, photograph relay, photograph telephone practical, cable photograph, 

Albert ROBIDA, "Le fidélimètre d'Edison", La Caricature, n°5, 19 juin 1880

(10) Le document complet peut être consulté ici :Technical Notes and Drawings Research and development [NA021]  Notebook Series -- Notebooks by Edison: N-88-01-03.2 (ca. 1888-1890) [NA021AAF; TAEM 99:200] 

 

 

The Courier Journal 27 December 1881a.jp
The Courier Journal 27 December 1881b.jp

Première page de la liste "Things doing and to be done" d'Edison, datée du 3 janvier 1888. Source Thomas Edison Papers at Rutgers University


 

Edison a commencé à travailler sur l'image animée avec son assistant W.K.L. Dickson vers 1887 (11) En février 1888, il a reçu la visite d'Edward Muybridge et il semble que les deux hommes aient discuté de la possibilité de combiner le Zoopraxinoscope et le phonographe. Le 8 octobre 1888 rédige un caveat où il annonce son projet de mettre au point un appareil permettant la reproduction des images en mouvement, ce qu'il appelle un kinetoscope et charge son assistant Dickson de travailler sur ce projet.

La déclaration au Boston Journal, 12 mai 1889 : le projet de "far-sight machine"  

Le 12 mai 1889, le Boston Journal publie les déclarations d'Edison concernant ses projets pour l'Exposition universelle de 1892, dont il était alors envisagé qu'elle se tienne à New York, et qui en définitive aura lieu à Chicago. L'inventeur annonce qu'il travaille sur pas moins de soixante-dix inventions différentes. "Une des plus particulières et qui promet de grand résultats est ce que j'appelle une machine à voir au loin (a far-sight machine). Au moyen de celle-ci, j'espère être en mesure d'accroître la portée de la vision par centaines de miles, de manière telle qu'un homme à New York puisse voir les images de ses amis à Boston avec une facilité similaire à celle de voir une performance en scène. Ce serait une invention valable pour une place proéminente à l'Exposition internationale et j'espère l'avoir perfectionné bien avant 1892. Mais ce n'est pas tout. Je puis en toute tranquillité annoncer de nombreuses améliorations aux inventions électriques, de différentes espèces  qui vont intéresser et instruire les visiteurs de toutes les parties du monde".

Cette déclaration d'Edison, peut citée par ses biographes, a cependant été largement reproduite ou citée par la presse professionnelle et par la presse américaine (notamment Electrical Review, 25 May 1899 ; Scientific American, 1st June 1889  La déclaration au Boston Journal arrive en Angleterre un mois plus tard et suscite un certain scepticisme "Was Mr. Edison in the Earnest ?" titre la St James Gazette (12 June 1889). "We confess that a declaration attributed to Mr. Edison by the Electrical Review rather tries our faith. (...) If this be acomplished the modest request 'Yeah gods annihilate but time and space and make two lovers happy' will not need to be repeated. By the aid of the phonograph or the telephone and the 'long night machine' Edwin and Angelina will be made happy at low cost" écrit The  NottinghamEvening Post (13 June 1889).  "Mr Edison, who has become more deaf than ever...", titre la Freeman's Journal, Dublin, Friday 21 June 1889. En juillet, le magazine satirique britannique publie des dessins sur la "far sight" machine" du Profesor Goaheadison qui permet de voir entre "Schicago and Borston".

(11) On trouvera une analyse détaillée des travaux d'Edison relatifs au kinétoscope dans MANNONI, L., Le grand art de la lumière et de l'ombre. Archéologie du cinéma, Nathan-Larousse, Paris, 1994. Mannoni se base sur les ouvrages américains suivants : HENDRICKS, G., The Edison Motion Picture Myth, Berkeley, Los Angeles, 1961 ; HENDRICKS, G., The kinetoscope, New York, 1966 ; MUSSER, C., Before the Nickelodeon, Edwin S. Potter and the Edison Manufacturing Co, Berkeley, Los Angels, 1991.

edison 12 May 1889.JPG

Texte de l'article "Edison's Latest", Boston Journal, May 12, 1889, tel que reproruit dans Mining and Scientific Press, 13 July 1889, p.32

 

La déclaration d'Edison sur le téléphote à Paris en 1889

En France, le mythe d'Edison atteint son apogée à l'occasion de la visite que fait l'inventeur à l'occasion à l'Exposition universelle de 1889. Edison visite l'Exposition universelle de Paris en août 1889 et son guide n'est autre qu'Etienne Marey, qui lui fait visiter l'Exposition française de photographie (où exposent entre autres Nadar et les frères Lumière) et lui montre les résultats qu'il avait obtenu avec son chronophotographe.

 

Une rumeur  circule, dès avant son arrivée selon laquelle il arrivait "avec le téléphote dans la poche". Dans l'article "Sa Majesté Edison", dans le Figaro du 8 août 1889, dans lequel il compare l'inventeur à Zeus, Georges Robert écrit : "Edison a inventé le téléphone, le phonographe, une lumière qui détrône cette vielle lune cassée qui promène depuis des siècles ses morceaux sur nos têtes. Il invente le téléphote. Il fait tout pour nos. Ne faisons nous rien pour lui ?" Le journaliste paraît bien informé : "Il travaille à une talking doll, poupée qui parlera pendant une heure. Il vient d'achever son séparateur de minerai de fer et il espère inventer un bateau volant. Il ferait au dedans le vide par la compression de l'air, qui actionnerait deux ailes. Enfin, il s'occupe du téléphote, qui, justement retarde son arrivée parmi nous".

 

Lors de son arrivée au Havre, le 11 août, Gaston Calmette observe l'enthousiasme du public : "Tous impatients de saluer enfin Edison, le grand chercheur auquel la science moderne doit ses progrès les plus surprenants, Edison qui n'est jamais venu sur le continent européen et qui, chaque année, jette sur ce vieux monde qui ne le connaît pas quelques-unes de ses découvertes sublimes : hier, la lampe électrique incandescente et le téléphone, aujourd'hui, le microphone et le phonographe; demain peut-être, le téléphote, cet instrument merveilleux au moyen duquel on pourra voir à dix mille lieues la personne qui vous parlera !"  Calmette rapporte même un entretien avec le Dieu : "Quand on l'interroge sur le téléphote, il répond que ses travaux sont en excellente voie et qu'avant un an il en fera connaître les résultats. En attendant, il va créer une Société des phonographes analogue à la Société des téléphones" (Le Figaro, 12 août 1889).

 

Le 16 août, Le Figaro rapporte une conversation entre un journaliste du New York Herald et Edison. Une des questions porte explicitement sur la possible invention par Edison d'"une machine à l'aide de laquelle un homme à New York pourrait voir ce que faisait sa femme à Paris", comme une sorte de reprise du fidélimètre de Robida. Edison répond en riant : "Je ne sais pas si ce serait un réel bienfait pour l'humanité. Les femmes protesteraient." Mais Edison confirme qu'il travaille sur la question et que ce sera sa priorité en rentrant aux Etats-Unis : "Cette invention-là serait utile et pratique et je ne vois pas pourquoi elle ne deviendrait pas bientôt une réalité, et une des premières choses que je ferai en rentrant en Amérique sera d'établir cet appareil entre mon laboratoire et mes ateliers de téléphone."  De manière étonnante (car on ne trouve pas de trace ailleurs de cela), il affirme avoir déjà obtenu "des résultats satisfaisants en reproduisant des images à distance".

 

Nous n'avons pas retrouvé un éventuel article du New York Herald reprenant ces propos. On retrouve dans les clippings des archives d'Edison un article de l'édition du 23 septembre 1889 de ce quotidien faisant suite à un entretien avec Edison, victime d'un refroidissement à Londres mais très satisfait de son séjour à Paris. Interrogé sur ses projets projets, il élude la question, mais indique que ses prochains travaux ne sont pas sans rapport avec l'électricité.

 

Il semble bien cependant que le texte de l'entretien ait été publié, car on en trouve une version anglaise quasi identique citée (sans source) dans l'ouvrage du grand chimiste allemand Raphael Eduard Liesegang, Beiträge zum Problem des elektrischen Fernsehen. Proleme der Gegenwart, Band 1, Liesegang Verlag, Düsseldorf, 1891., p.101, en fait une traduction en anglais de l'interview publiée par Le Figaro.

"The Wizard in Paris", Fort Worth daily gazette., August 19, 1889

"G. Calmette, "Edison en France",

Le Figaro, 12 août 1889.

"Une conversation avec Edison" (extrait), Le Figaro, 16 août 1889

Liesegang ne donne pas de références précises sur l'origine de cette déclaration. Le fait qu'il la cite en anglais, dans un ouvrage écrit en allemand, laisse supposer qu'il la rapporte à partir d'une source écrite. La citation est d'autant plus intéressante que le livre de Liesegang est dédié à Edison et qu'il semble bien qu'une correspondance ait existé entre les deux hommes et que dans les années 1889-1890, Edison se soit intéressé au phototel proposé par Liesegang et ait cherché à acquérir l'appareil de télévision (Fernsehapparat) du chimiste allemand. C'est du moins ce qu'atteste un article paru dans la Deutsche Allgemeine Zeitung du 1er novembre 1939 (11). C'est également en 1890 que Liesegang déposera aux Etats-Unis une demande de brevet pour son phototel.

 

Par contre, on trouve dans les clippings d'Edison une autre coupure de presse de The Brooklyn Citizen, en date du 7 octobre 1889 qui, sous le titre "Edison's Talk" fait bien référence à l'entretien de Paris, et évoque avec un certain scepticisme les déclarations d'Edison sur la vision à distance. Son annonce de l'importance de son entreprise au pavillon américain de l'Exposition universelle ne fait pas de doute. "About this thee is no joking" Mais pour le reste ? "Au sujet d'autres propositions, nous ne sommes pas aussi sûrs. Il adore titiller ses auditeurs avec des déclarations extraordinaires, mais tellement extraordinaires sont les choses qu'il a faites qu'on n'est sage à ne pas se prononcer trop avant entre faits et plaisanteries. Il confie qu'il est en train de travailler sur un instrument qui transportera sur la distance l'apparence aussi bien que la voix d'une personne qui parle, ou, en d'autres mots qui soumettra la photographie à la transmission électrique de manière telle qu'on puisse voir aussi bien qu'entendre son propre correspondant à des milliers de miles de distance. Pour surprenante que soit cette proposition, elle ne l'est guère plus que le phonographe ou le téléphone. De fait, cette proposition serait seulement une modification du téléphone. Celui-ci enregistre les variations des impulsions de l'air, ce qui produit sur l'esprit, à travers l'oreille, l'impression du son. Le téléphote transportera les impulsions beaucoup plus délicates de la lumière. La différence entre les deux est la longueur d'ondes, mais leur relation est établie de nombreuses manières bien que jamais autant que par le fait que l'appareil auditif et l'appareil occulaire dans la tête d'un homme sont interchangeables, en tout cas en ce qui concerne les nerfs de transport et qu'ils sont analogues dans la méthode de recevoir et de transmettre des sensations. Cela ne devrait surprendre personne si dans un siècle on puisse voir l'illumination de la cathédrale Saint-Pierre à partir d'un bureau de téléphote (telephote office) à Brooklyn".

Si tel est bien ce qu'Edison a dit, il n'y a rien de très original par rapport à ce qui s'écrivait depuis 1877 et le délai annoncé (un siècle) indiquait clairement qu'il y avait beaucoup du concept à la réalité. La rumeur de son invention va pourtant se propager. Dans l'article  "Le téléphote" paru dans Le magasin pittoresque (1889), C.Colin rend compte de l'attribution intempestive à Edison de l'invention d'un appareil permettant de transmettre les images à distance. Il est piquant de constater qu'un historien contemporain tel que Jacques Perriault, pourtant heureux précurseur de l'"archéologie de l'audio-visuel", se base sur l'article de Colin pour attribuer à son tour l'invention du téléphote à Edison. ("Nous terminerons par une autre invention de T.A. Edison, qui montre, à son tour, combien les modèles technologiques de ces hommes étaient en avance sur leur époque".) (12)

De retour aux Etats-Unis, stimulé par ses discussions avec Etienne-Jules Marey, Edison déposa quatre caveats relatifs à un appareil de cinéma. La quatrième, déposée le 2 novembre 1889, est relative à l'utilisation de film sensible et transparent, perforés des deux côtés "comme sur les bandes du télégraphe automatique de Wheatstone".  Dès le 2 septembre 1889, Dickson a commandé à George Eastman des rouleaux de films. Les historiens du cinéma dans cette évolution des travaux d'Edison, l'influence des recherches françaises.

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(11) "Fernsehen und Farbfilm vor 50 Jahren. Zum 70. Geburtstag von Raphael Eduard Liesegang". Von unserem Berichterstatter Otto Peters. Deutsche Allgemeine Zeitung 1. November 1939.

..."Edison   wollte im Jahre 1890 bereits einen Fernsehapparat Liesegangscher Konstruktion haben. Als vor einem Jahr die ersten Farbfilme liefen, erinnerte man sich daran, daß der Frankfurter Gelehrte vor Jahrzehnten schon, ehe noch die Franzosen mit ihren Arbeitern herauskamen, den Farbfilm im Prinzip erfunden hatte."... "...Starken Eindruck hat auf Liesegang Kapps "Philosophie der Technik" gemacht. Sie legte die Grundlage zu seinen zukünftigen wissenschaftlichen Arbeiten. Sein Streben ging seit den 90er Jahren dahin, aus der Natur und aus dem Organisierten für die Technik und das praktische Leben zu lernen. Er zog Vergleiche zwischen dem Auge und dem Foto und erkannte, daß der Nerv in Wirklichkeit nichts anderes als ein Telegraf ist. Er sagte sich, wenn das Sehbild zum Auge telegrafiert wird, sollte man das nachzumachen versuchen.

 

So kam er im Jahre 1889 schon zur Übertragung eines Linsenbildes durch den elektrischen Strom. Edison trat mit Liesegang in einen Briefwechsel. Beide blieben bis zum Tode des Amerikamers in wissenschaftlicher Freundschaft verbunden. Ebenfalls schuf Liesegang die Grundlagen zur heutigen Farbenpgotographie. - Wieder kam er mit Edison zusammen, als er seinen Phonograph konstruierte, der die Laute aufschrieb und sie dann wiedergab."....

"Edison's Talk", Brooklyn Citizen, 7 octobre 1889 (Source Thomas Edison's Papers at Rutgers University)

(12) Jacques PERRIAULT, Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audio-visuel, Flammarion, Paris, 1981, p.199.

L'annonce du 12 mai 1891 du kinetograph comme appareil de vision à distance

Le troisième épisode se joue dans le contexte de la préparation de la Columbian World Exhibition qui doit se tenir à Chicago en 1893 pour célébrer le 400ème anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb.. L'inventeur se rend à Chicago pour la préparation de l'événement et, le 12 mai, rencontre les journalistes, qui lui demandent quelles seront les inventions qu'il apportera à l'Exposition.(13) . Le premier article semble être celui du Chicago Evening Post du 12 mai 1891. De nombreux articles de presse rendent compte des déclarations d'Edison, de manière plus ou moins complète. Les plus complets sont ceux de The Wichita Daily Eagle (24 mai 1891), The Wheeling Intelligence, (25 mai 1891) et Washington Post (27 juin 1891). 

 

En combinant le contenu des différents articles, il est à peu prêt possible de reconstituer la communication de l'inventeur dans ses détails.

 

Edison annonce qu'il devrait venir à l'Exposition avec "deux ou trois choses à montrer qui je pense seront une surprise et plairont aux visiteurs du département Electricité de l'Exposition, dont, en tout cas, je suis convaincu qu'elle sera un grand succès. Deux de ces inventions ne sont pas encore prêtes pour être décrites ni même caractérisées. La troisième, cependant, est quasi parfaite et je n'hésite pas à dire quelque chose à son sujet. Elle comprendra des éléments à la fois du téléphone et du phonographe, et sera égale, et même dépassera la somme de leurs mystères combinés. Mais l'invention n'aura pas de valeur commerciale. Elle aura plutôt une valeur sentimentale. Elle n'est pas encore parfaite. Quand elle le sera, elle vous surprendra. 

J'espère être capable par cette invention de projeter (to throw upon) sur une toile (canvas) l'image parfaite de n'importe qui et de reproduire ses paroles. Ainsi, si Madame Patti devait chanter quelque part, l'invention mettra son image complète (full-lenght picture) sur la toile de manière si parfaite qu'elle permettra de distinguer chaque détail et expression de son visage, de voir toutes ses actions, et d'écouter la ravissante mélodie de sa voix incomparable. L'invention fera pour l'oeil ce que le phonographe a fait pour la voix, et reproduira la voix tout aussi bien; n fait de manière plus claire.

 

J'ai déjà perfectionné l'invention à un point tel qu'il est possible de représenter (picture) un combat professionnel (prize-fight), les deux hommes sur le ring et l'intensité des visages intéressés de ceux qui les entourent. Vous pouvez entendre le son des coups, les acclamations d'encouragement et les hurlements de déception. Et quand l'invention aura été perfectionnée, ajoute M.Edison avec une trace de lueur d'enthousiasme sur son visage, un homme pourra être assis dans sa bibliothèque à la maison, et disposant d'une connexion électrique avec un théâtre, il verra reproduit sur son mur ou sur un morceau de toile les acteurs et entendra tout ce qu'ils disent. La seule chose que l'invention requière est la finesse de reproduire les caractéristiques et les expressions. C'est mon intention de tenir prêt pour l'Exposition mondiale une telle combinaison heureuse de la photographie et de l'électricité de manière à permettre un homme de s'asseoir dans son propre salon et de voir représenté (depicted) sur un rideau (curtain) devant lui les formes des interprètes dans un opéra sur une scène distante, et d'entendre la voix des chanteurs. Quand le système sera perfectionné, ce qui j'espère sera le cas pour l'exposition, les muscles du visage du chanteur, chaque regard de son oeil et chaque expression seront vues. Chaque couleur dans les vêtements des interprètes sera également reproduite. De plus, le spectateur, assis au coin du feu, verra chaque personne dans la pièce bouger de sa position d'une manière naturelle, juste comme si elles étaient les vraies personnes elles-même

 

Je peux placer un appareil de manière telle qu'il dominera (command) un coin de rue et après l'avoir laissé enregistré (register) les vues des passages (passing sights) durant un laps de temps, je peux les projeter (cast) sur une toile de manière telle qu'ils transportent (carry) ainsi chaque caractéristique et mouvement des passants, même les tics sur les visages pourront être vus et si un de vos amis passe durant ce laps de temps, vous pourrez le savoir. L'invention sera appelée kinetograph. La première partie du mot signifie "mouvement" et la seconde 'écrire" et les deux ensemble signifient la représentation (portrayal) du mouvement. L'invention combine la photographie et la phonographie".

De cette déclaration, il ressort plusieurs éléments qui sont généralement occultés dans les histoires du cinéma. Tout d'abord l'idée d'Edison est bien que le kinetograph doit fournir une image projetée, sur une toile, un rideau ou un écran. Certes, le kinetoscope d'Edison ne réalisera pas ce projet, qui implique que le spectateur se penche sur une boîte pour regarder des images microscopique, et il faudra attendre C. Francis Jenkins et les frères Lumière, pour assister à de véritables projections. Ensuite, l'idée est bien qu'il y ait transmission des spectacles (d'opéra, de théâtre, de sport) pour une consommation à domicile. Certes, l'idée n'est pas neuve. Elle avait été formulée dès 1878 par le polonais Julian Ochorowicz (qui citait également la cantatrice Adelina Patti)par Albert Robida en 1882 dans son roman Le Vingtième Siècle ou encore, en 1888, par Edward Bellamy dans sa dystopie Looking Backward: 2000–1887. .Mais il est important de noter que la réflexion d'Edison a évolué par rapport à sa déclaration de 1889, qui parlait plutôt d'un complément visuel à la téléphonie, mais pas de transmission de spectacles. Notons enfin qu'Edison parle bien de transmissions en couleurs, ce qui est une innovation complète par rapport à l'état de la photographie à cette date.

Bien sûr, la proposition jetée en pâture aux journalistes est exagérée, mais elle a le mérite de définir un programme, que finalement d'autres réaliseront.

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