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Lazare Weiller, météore de l'histoire de la télévision
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2. Le phoroscope de Lazare Weiller : téléphone à gaz et roue à miroirs

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La présence de Lazare Weiller dans l'histoire de la télévision tient à la publication d'un seul article, de trois pages, "Sur la vision à distance par l'électricité", publiée dans la revue des ingénieurs français, Le Génie Civil, le 12 octobre 1889, moins de trois semaines avant la clôture de l'Exposition universelle de Paris. La biographie de Lazare Weiller est relativement bien connue, mais la genèse de cet article reste assez mystérieuse.

 

A partir d'octobre 1886, Weiller est impliqué dans la préparation de l'Exposition universelle, dont il est membre du comité technique d'électricité. Est-ce dans ce contexte qu'il commence à s'intéresser à la problématique de la vision à distance, alors que circulent des rumeurs sur les téléphotes de Thomas A. Edison et de Courtonne ? 

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Premier biographe de Weiller, le journaliste Gérard Devèze indique, non sans emphase "qu'il fut le premier à propager l'idée et à découvrir la genèse de la transmission de la vision à distance" et ajoute que "dès 1890 il communiqua sur ce sujet troublant des notes curieuses à l'Académie des Sciences". Son fils indique quant à lui que sa proposition fit l"objet d'une communication à l'Académie des Sciences. Ces notes et cette communication ont-elles été conservées? Nous l'ignorons. Un examen de l'index des Comptes rendus hebdomadaires de l'Académie pour les années 1889-1892 ne révèle aucune trace de communication ou de rapport sous son nom. L'article paru dans le Génie Civil, et les quelques recensions qui ont suivi, sont donc les seuls éléments dont nous disposons.

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Le phoroscope : téléphone à gaz et roue à miroirs

 

L'originalité de la contribution de Weiller se manifeste tout au long de l'article.

 

Weiller commence par des références théoriques sur la transmission de la lumière et la transmission des images : il ne se présente pas comme le premier à réfléchir à la question. Il cite non seulement quelques uns des pionniers de la recherche sur la transmission des images, même sur leurs noms sont curieusement estropiés : Senlicq (pour Senlecq), Porosino (pour Perosino), Minclin (pour Minchin), mais également les théoriciens de la transmission de la lumière (TyndallPreece, BreguetWeinhold, Sylvanus ThompsonKalischerSiemens et quelques autres), avec une mention spéciale pour les travaux sur le photophone de Bell et Mercadier. La liste de ces références n'est pas seulement académique, mais vise surtout à souligner la difficulté d'un sujet resté jusque là sans solution.

 

Weiller passe ensuite à la définition de deux principes, basé sur une analyse de la psychologie de la réception visuelle. Aucun de ses prédécesseurs dans la recherche sur la transmission des images n'avait défini aussi explicitement les deux principes de base :

  • le fait qu'il n'est pas nécessaire que l'oeil perçoivent tous les rayons lumineux d'un objet pour en percevoir la forme et les détails

  • et le fait qu'il n'est pas nécessaire que l'oeil reçoive en même temps les rayons lumineux nécessaires à la vision. Le premier principe est illustré par les techniques anciennes de maillage que sont l'art de la mosaïque ou la tapisserie des Gobelins. Le second principe découle du phénomène de la persistance rétinienne.

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Aucun des prédécesseurs de Weiller dans la recherche sur la vision à distance n'avait évoqué les observations de Newton, Legner, d'Arcy, Cavallo sur ce sujet ni les applications pratiques qui en découlent : le thaumatrope de Paris, le phénakitisticope et l'anorthoscope de Plateau, les disques stroboscopiques de Stampfer, le dedaleum de Horner, la toupie de Dancer... Tous ces appareils, bien connus de ceux qui se sont intéressés à la préhistoire du cinéma, appartiennent aussi, par les références de Weiller, à la préhistoire de la télévision.

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Mais Weiller ne s'en tient pas là. L'exposé de ces deux principes l'amène à évoquer les expériences de Lissajous sur l'étude des mouvements vibratoires. Pour comprendre ce que sont les expériences de Lissajous, on se reportera utilement à un traité pédagogique d'acoustique du 19ème siècle tel que celui de M. Radau, qu'a pu consulter Weiller. (L'acoustique ou les phénomènes du son, 1867, pp.220-229). ou à la présentation qu'en fait Desbaux dans le chapitre "Téléphote" de sa Physique populaire pour introduire l'appareil de Weiller. 

 

Les expériences de Lissajous portaient sur les vibrations sonores mais Weiller considère qu'elles sont pertinentes pour les ondes lumineuses. Là où Lissajous utilisait des miroirs disposés sur des diapasons, Weiller suggère d'utiliser des miroirs montés sur une roue. "Dans ces conditions, si les miroirs sont à peu près égaux et de petites dimensions, à chacun d'eux correspondra donc une série de traits parallèles, et tous ces traits occuperont une portion limitée du tableau. Une image quelconque figurée sur ce tableau enverrait successivement par réflexion des rayons suivant la même droite, et si la rotation est suffisamment rapide, tous les rayons partant de cette portion du tableau arriveront tous en un point L de la droite, dans un intervalle de temps aussi petit qu'on voudra".

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H.W. "Seeing to a distance by Electricity", The Telegraphic Journal and Electrical Review, 29 November 1889. La première présentation en anglais du phoroscope de Lazare Weiller

Les schémas illustrant l'article de Weiller, "Sur la vision à distance par l'électricité", Le Génie Civil, le 12 octobre 1889,

La capsule manométrique de Koenig, composante du téléphone à gaz (E. DESBAUX Physique populaire)

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Schéma du phoroscope dans l'article de Weiller

Effet de rotation d'un miroir plat (E. DESBAUX, Physique populaire).

Effets des miroirs oscillants (in E. DESBAUX, Physique populaire.

Expérience des diapasons de Lissajous (in E. DESBAUX, Physique populaire)

Courbes lumineuses obtenues par la méthode des diapasons de Lissajous (E. DESBAUX, Physique populaire)

Une idée empruntée à Ll.B. Atkinson ?

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Weiller a peut-être été inspiré par les travaux de Ll.B. Atkinson ("The Telectroscope - Dynamo-Machine - Heat Equivalent"English Mechanic and World of Science, 5 May 1882), qu'il aurait pu connaître en Angleterre, mais qu'il ne cite pas. Son système de roue à miroir constitue une méthode alternative d'analyse de l'image, plus coûteuse mais plus fine, au disque de Nipkow, proposé cinq ans plus tôt par l'inventeur allemand, que Weiller ne cite pas non plus. Nous savons aujourd'hui que Weiller  avait vu juste, puisque sa méthode , qui sera connue comme "roue de Weiller" sera utilisée dans les développements de la télévision mécanique (1905-1939) et sera incorporée par Baird dans le système mis en oeuvre par la BBC en 1932 pour ses premiers services réguliers.

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Comme le système de Nipkow, composé d'une station d'analyse et d'une station de synthèse, le système de Weiller suppose, on l'oublie trop souvent, deux roues d'une miroir, une à l'émission, l'autre à la réception. Comme le système de Nipkow, il suppose aussi que les modifications d'intensité lumineuse sont captées par des cellules de sélénium. Pour la réception, c'est à dire pour l'extraction des images du circuit, Weiller propose de recourir à un dispositif qui nous paraît aujourd'hui très curieux, celui d'un "téléphone à gaz". Les modifications de vibrations de la plaque de réception du téléphone devraient se traduire par des variations d'intensité de la flamme d'un gaz d'éclairage.

 

Absence d"expérimentation et, au départ, faible notoriété

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Nous ne disposons pas d'indications sur d'éventuelles expériences que Weiller aurait menées pour conforter les hypothèses théoriques développées dans son article. Celui-ci suscitera quelques échos, dont un compte rendu dans la revue L'année scientifique et industrielle et un autre par un certain H.W. dans La Lumière électrique, le 16 novembre 1889, qui est immédiatement traduit en anglais dans The Telegraphic Journal and Electrical Review, 29 November 1889. Suivra dans le magazine Science, le 13 décembre, un résumé qui attribue l'invention à un électricien français, mais sans citer son nom.  Cette traduction, faisant connaître la proposition de Weiller dans le monde anglo-saxon,  entraînera une réclamation d'antériorité de la part d'Atkinson, néanmoins conciliant et visiblement heureux de voir que quelqu'un propose une solution ressemblant à la sienne.

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Weiller - qui pourtant ne rencontrait pas de problèmes financiers, à la différence d'un Senlecq ou d'un Nipkow, n'a pas demandé de brevet pour son appareil ou pour une partie de celui-ci. Avait-il conscience que le dispositif n'était pas exploitable, ou a-t-il craint de se confronter aux réclamations d'Atkinson ? Nous ne le savons pas.

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L'article ne semble pas avoir entraîné immédiatement de travaux de la part d'autres chercheurs. L'idée curieuse du "téléphone à gaz" semble avoir marqué plus rapidement les esprits que celle, plus complexe, de la roue à miroirs. C'est de cette idée que se fera le propagandiste, dans divers articles, en 18901892 Max.de Nansouty ou encore celle que retiendra comme contribution majeure de Weiller, Emile Desbaux dans le chapitre "Téléphote" de sa Physique populaire. Dans un article un peu curieux, "La vision à distance", paru en première page du quotidien Le Siècle, le 19 juillet 1892, probablement inspiré par Max de Nansouty un certain Charles Legrand évoque "le dispositif un peu compliqué des miroirs tournants" du téléopte (sic)  "préconisé par notre très savant collègue Lazare Weiller". Cet article est le seul, à notre connaissance, qui en cette fin de siècle évoque la proposition de Weiller en dehors de la presse spécialisée.  Il faudra attendre quelques années pour que commencent les expérimentations avec la roue à miroir.

 

La notoriété du phoroscope de Weiller, à la fin du siècle, est en tout cas paradoxale : Paul d'Ivoi l'évoque en 1898 dans Capitaine Nilia,un roman d'aventure pour adolescents, mais, en 1900, Constantin Perskyi l'ignore dans l'état de l'art sur la télévision qu'il présente au Congrès international des électriciens de l'Exposition universelle de Paris.

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Le télectroscope de l'inventeur polonais Jan Szczepanik, qui fera grand bruit  entre 1898 et 1900, est basé sur un principe de miroirs oscillants, qui, par certains aspects, rappelle ceux du phoroscope, mais il n'y est pas question de roue et Szczepanik ne cite jamais Weiller.  Quant au russe Polumordvinov, qui propose en 1899 un téléphote inspiré par le disque de Nipkow, et qui est breveté en France en juillet 1900, il proposera par la suite des variantes recourant également à des miroirs oscillants, sans qu'il soit établi qu'il s'agisse de roue à miroirs et qu'il connaissait la proposition de Weiller.

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Il faudra attendre le début du 20ème siècle pour que l'idée de la roue à miroirs comme principe de balayage de l'image fasse son chemin et soit reprise dans divers appareils expérimentaux. Nous examinons celles-ci, dans l'article suivant, "L'impact de la roue à miroirs".

Le premier système de balayage par tambour de miroirs, probablement conçu par LL. B. Atkinson dès 1882. L'appareil est conservé au London Museum of Science

Le téléphote de Desbaux, inspiré par le phoroscope de Lazare Weiller (Physique populaire)

André Lange, 21 février 2018.

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