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Canular ou méprise ? L'attribution imaginaire de l'invention du télectroscope  à Graham Bell par l'Abbé Moigno et Louis Figuier (1877-1878)
 

Le télesctroscope nommé en France dès juin 1877

Une tradition historique ancienne attribue à Louis Figuier (Montpellier, 1819 - Paris, 1894), grand vulgarisateur scientifique français, la création, en 1878, du mot télectroscope, qui sera, jusqu'à la fin du 19ème siècle un des termes fréquemment utilisé pour désigner un possible appareil de vision à distance recourant à l'électricité dont l'invention est attribuée, par erreur, à Graham Bell. C'est en fait à un autre grand vulgarisateur scientifique, l'Abbé Moigno (1804-1884) qu'il faut attribuer l'introduction du terme . On trouve en effet dans la revue hebdomadaire Cosmos - Les Mondes du 28 juin 1877, animée par l'Abbé Moigno, un article "Actualités télégraphiques - Le télectroscope". 

L'Abbé Moigno reprend la description de l'électroscope parue dans Le journal des débats le 23 avril 1877 concernant l'électroscope, supposé avoir été inventé par Graham Bell. Il s'agit en fait d'une reprise, attribuée à des journaux de Boston non identifiés, du canular lancé le 30 mars 1877 par le New York Sun

 

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L'Abbé Moigno photographié par Nadar (Bibliothèque nationale de France / Gallica)

Louis FIGUIER, L'année scientifique et industrielle ou Exposé annuel des travaux scientifiques, des inventions et des principales applications de la science à l'industrie et aux arts, qui ont attiré l'attention publique en France et à l'étranger. Vingt et unième année (1877), Librairie Hachette, Paris, 1878. (Coll. A. Lange).

Légende :
LE TELEPHONE - EXPERIENCE FAITE, AU MOIS DE JUIN 1877, DE BOSTON A SALEM, PAR M. GRAHAM BELL.
1. Expédition de la dépêche verbale de Boston.
2. Réception de la dépêche verbale à Salem.

(4) BELL, A.G., "Selenium and the Photophone", Nature, 22, 23 Sept. 1880.

Le scepticisme de Louis Figuier

 

Dans le volume 1877 de L'année scientifique et industrielle, Vingt et unième année (dont la page de garde date la parution de  1878), l'autre grand vulgarisateur de la période, Louis Figuier (3) consacre au téléphone ("invention vraiment merveilleuse"), un long article.  Cet article est immédiatement suivi par un autre article, cité par tous les historiens des débuts de la télévision,  intitulé "Le télectroscope, un appareil pour transmettre à distance les images". Dans des termes assez similaires à l'article de Cosmos,  attribue à Graham Bell l'invention de cet appareil. mais s'inquiète de la confirmation de l'information "les journaux de Boston affirment que les expériences faites dans cette ville, pour produire ainsi les images à distance, ont parfaitement réussi" n'a pas, à notre connaissance, été confirmée. Figuier lui-même paraissait sceptique, puisqu'il termine son article en écrivant "...mais il faut attendre des descriptions exactes de l'appareil pour croire à cette annonce".

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Cet article constitue la première publication dans une revue de vulgarisation scientifique, reputée sérieuse, d'une description d'un appareil de vision à distance par l'électricité et de certaines de ses utilisations possibles (échanges familiaux à distance, possibilité d'assister à distance à un spectacle d'opéra). L'article est  cité dans les mois qui suivent par quatre autres publications (2) J. Rambosson ancien Rédacteur en chef du journal La Science pour tous, fondateur de la revue La Science Populaire, qui vient de publier un des premiers ouvrages français décrivant le téléphone, écrit dans La Gazette de France le 3 janvier 1878 "Si on arrive à unir avec facilité le téléphone  au télectroscope on pourra faire le tour du monde sans quitter sa famille et l'omniprésence de l'homme sur la terre sera presque réalisée", inaugurant le thème de l'ubiquité qui sera  repris en mars 1878 par Adriano de Paiva et en 1928 par Paul Valéry. Dans un journal local, je journaliste E. Borghese évoque quant à lui un conte des Mille et une nuits.

(1) L'Abbé François Napoléon Marie Moigno (1804-1884), vulgarisateur scientifique et précurseur de l'audiovisuel pédagogique. était un enseignant, chercheur et vulgarisateur français important dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il fut un des précurseurs de l'utilisation pédagogique des techniques audiovisuelles, auxquelles il semble s'être intéressé  dès 1839 en collaboration avec l'inventeur de lanternes magiques Jules Duboscq et François Soleil. Plus tard, il sera un des premiers à donner des conférences en s'accompagnant de projections au praxinoscope d'Emile Reynaud, un de ses disciples. En 1852, il fonde la revue de vulgarisation scientifique Cosmos, qui deviendra en 1862 Les Mondes. On lui doit des travaux sur les pyramides, la propagation des fosses septiques et différents ouvrages tels qu'un Répertoire d'optique moderne (Paris, 1847-50), un  Traité de télégraphie électrique renfermant son histoire, sa théorie et la description des appareils : avec les deux mémoires de M. Wheatstone sur la vitesse et la détermination des courants de l'électricité, et un mémoire inédit d'Ampère sur la théorie électro-chimique, A. Franck, libraire-éditeur, 1849 (réédité en 1852), des Leçons de calcul différentiel et de calcul intégral, rédigées d'après les méthodes et les ouvrages publiés ou inédits de A. L.Cauchy, Maillet-Bachelier, Paris, 1861, des Leçons de mécanique analytique (Paris, 1868) et une Optique moléculaire (Paris, 1873). Pour se confronter aux rationalistes athées, il publie Les splendeurs de la foi (Paris, 1879-83) et Les livres saints et la science (Paris, 1884), mais ces écrits théologiques sont mis à l'index par le Vatican.

(2) "Le téléphone porteur de la voix, le télectroscope porteur des objets", Annales de philosophie chrétienne. 93e v.:47e annee:6e ser.:t.14, 1877, p.88 ;  . RAMBOSSON J., "Revue scientifique", La Gazette de France, 3 janvier 1878, p.3​ ; BORGHESE E., "Les Causerie parisiennes", L’Éclaireur de l’arrondissement de Coulommiers 26 janvier 1878. Dans sa bibliographie de la littérature scientifique parue en 1877, la revue allemande Die Fortschritte der Physik. v. 33 1877, p.1073 attribue l'article de la revue Mondes à Bell lui-même.

La propagation non-critique d'un canular

 

L'attribution à Graham Bell de l'invention du télectroscope par trois vulgarisateurs scientifiques de renom ne manque pas de poser la question de l'origine de cette information erronée. On ne trouve pas, en 1877, dans la presse américaine et en particulier dans la presse de Boston, ni le mot telectroscope qui sera importé de France en 1878 lorsque circulera l'information sur l'appareil de Constantin Senlecq, lequel a obtenu le soutien de Moigno, ni mention d'un appareil de vision à distance présenté par Bell.

 

Il serait peu plausible d'attribuer à Moigno, ou à un collaborateur de sa revue, la conception d'un canular. Même si c'est avec un peu plus de prudence, ses deux collègues, Rambusson et Figuier, relayent la nouvelle sans mettre en cause le sérieux de la nouvelle lancée par Cosmos.

Nous ne saurons probablement pas quelle est l'origine de cette nouvelle fantaisiste. Quelqu'un a-t-il voulu se moquer de Moigno, qui a soixante-dix sept ans au moment des faits ? Un voyageur français rentré des Etats-Unis a-t-il laissé vaguer son imagination pendant la traversée de retour ?

 

On a parfois émis l'hypothèse que l'attribution du télectroscope par Figuier à Graham Bell provenait d'une confusion avec les travaux de Bell sur le photophone, appareil permettant la transmission des sons par le biais de rayon lumineux et recourent, comme les projets télectroscope, aux propriétés du sélénium. Mais la spécification provisoire du photophone est datée du 2 janvier 1879 et le résultat des travaux n'ont été révélés qu'en septembre 1880 (4)  Un article de L'Illustration, 25 septembre 1880 - peut être attribuable à Th. du Moncel - expliquant que le photophone de Bell, "comme on l'avait dit à tort un instant n'est pas un téléphote". Bell a conservé la coupure de cet article. (> The Alexander Graham Bell Papers at the Library of Congress).

   

Le néologisme télectroscope est nouveau et est un intéressant mot valise intégrant tele- (distance), electro (électricité) et scope (vue). Reste aussi que la description des utilisations possibles de l'appareil est très limitée par rapport à celles décrite dans le canular du Sun. Moigno, Rambosson et Figuier étaient de vrais connaisseurs et ils devaient connaître le véritable électroscope. Moigno, qui lance la nouvelle a pu croire à une erreur de dépêche, et, croyant la corriger, créé un néologisme.

Bien qu'il ne soit que la reprise non critique du canular new yorkais, l'article de Cosmos - Les Mondes peut être considéré comme le premier article présentant une idée de télévision publié dans une revue de vulgarisation scientifique. Moigno a accueilli avec bienveillance le projet de Constantin Senlecq mais Figuier  ne semble plus s'être intéressé à la question. Dans les importants chapitres qu'il consacre au téléphone dans le Supplément aux Merveilles de la Nature, Tome I, Paris, s.d., (v. 1885), la vision électrique à distance n'est plus mentionnée.

Le rapide succès international du terme telectroscope

Le terme lancé par la revue Cosmos - Les Mondes, malgré sa complexité, va connaître un succès important, qui durera jusqu'à la fin du XIXe siècle.

En France, on le retrouve dans différents journaux :

  • Le Pouvoir (Chateaudun), 11 septembre 1877, pp.2-3

  • La Gazette, 3 janvier 1878, p.3

  • Affiches de Strasbourg, 19 janvier 1878, p.1 Le journaliste termine son article par : "Je sais bien que vous hochez la tête et que les inventeurs du télectroscope ont probablement l'air de se moquer du public. Mais remontez de quelques années seulement, voyez les progrès accomplis et figurez-vous par exemple les mines qu'auraient faites nos grands-pères si ,on leur avait parlé de la vapeur, de l'électricité et de la canalisation de la distribution d'eau".  

  • Le Charivari, 28 janvier 1878, p.2 et 4. Comme Kate Field quelques mois plus tôt, l'auteur développe le canular pour anticiper l'idée de télépathie que formulera Meyer en 1882 : "C'est assez coquet, n'est-ce pas ? Mais plus étourdissant encore. Un autre inventeur a créé le crânotélectroscope. Cet appareil, adapté au sommet de la tête d'un homme ou d'une femme, permet à un observateur placé au bout d'un fil télégraphique de lire dans la pensée comme dans un livre. A  qui le tour ?"

  • L’Éclaireur de l’arrondissement de Coulommiers, 26 janvier 1878, p.1 évoque le conte du Prince Ahmed et de Peri-Banou tiré de la traduction par Galland des Mille et une Nuits. : "Je me rappelle un conte où un Juif vend à un prince persan un tube d'ivoire au moyen duquel il pourra voir se qui se passe dans son palais de Bagdad, situé à quelques centaines de lieues de l'endroit où il se trouve".  

  • Le Progrès de la Somme, 17 mars 1878. L'auteur, W..., conclut : "Nous devons attendre et réserver notre jugement. Mais qui oserait prononcer le mot : Impossible !".

 

Le terme va être repris par les premiers investigateurs scientifiques de la vision à distnace par l'électicité : 

 

  • Adriano de Paiva,  cite Figuier dans son article "A telefonia, a telegrafia e a telescopia" (5) 

  • Constantin Senlecq (6), qui lui, l'a peut-être emprunté directement à la revue de l'Abbé Moigno.

  • Dès 1878 on retrouve le terme utilisé en polonais par Julian Ochorowicz et traduit dans Bazmavep, une publication dans une revue en arménien publiée à Venise !

 

C'est surtout la circulation de l'information sur l'appareil de Senlecq qui va assurer le succès du terme dans le monde anglo-saxon : l'appareil de Senlecq est signalé dans la presse anglaise ("The Telectroscope"Nature, 23 January 1879.  "The Telectroscope", The Times, 27 January 1879). La nouvelle arrive aux Etats-Unis à la mi-férvrier. L'article du Times est notamment reproduit dans le Buffalo Morning Express du 17 février, le Buffalo Weekly Courier du 19 février, Inter-Ocean (Chicago) le 22 février, The Eau Claire News (Wisconsin),  le 1er mars.  Il est cité  à la une du Scientific American le 1er mars sous le titre  "A novel and curious instrument. The Telectroscope". Signe de propagation du terme, Le 15 mars, le telectroscope fait l'objet d'une énigme numérique dans le "Puzzlers' Corner" du Chicago Tribune, dont la solution est livrée dans l'édition du 22 mars. Le 1er avril 1879, The New York Daily Graphic consacre son poisson à la description technique d'un telectroscope. Et lorsque le 17 mai 1879 le Scientific American évoque pour la première fois l'appareil de George R. Carey, c'est encore le terme telectroscope qui est utilisé. Le terme sera relancé en 1892 par l'allemand Maximilian Plessner.

En 1887, Ernest Jacquez inscrit le mot téléctroscope dans son Dictionnaire d'électricité et de magnétisme; étymologique, historique, théorique, technique avec la synonymie française, allemande & anglaise mais il l'indique comme étant de "formation vicieuse" et considère "qu'il devrait au moins être téléléctroscope"

 

Telelektroskop sera bien le terme proposé par l'"Edison autrichien" Jan Szczepanik en 1898, que la presse réduira souvent en télectroscope. Le fiasco du Telelektroskop, annoncé pour l'Exposition universelle de Paris de 1900 a certainement signifié l'arrêt de mort du mot. Mais en 1901, lorsque circule aux Etats-Unis le canular du spectographe du Dr. Sylvestre, un certain Prof. John E. Andrews prétend qu'il a conçu un telectroscope quinze ans plus tôt, soit en 1886. On n'en trouve nulle trace dans la presse de l'époque. (7).

 

A partir de 1931, John W. Campbell Jr. ressuscite le telectroscope dans ses nouvelles publiées dans Amazing Stories (8)

André Lange, 28 juin 2020, révision 21 mars 2023, 21 avril 2023.

 

Louis Figuier par Nadar

(Bibliothèque nationale de France / Gallica)

(3) Louis Figuier (Montpellier, 1819 ~ Paris, 1894) Neveu de Pierre-Oscar Figuier, professeur de chimie à l'Ecole de pharmacie de Montpellier, il devint docteur en médecine (1841), agrégé de pharmacie et de chimie (1844-1853) et docteur ès sciences physiques (1850). Il fut professeur à l'Ecole de pharmacie de Montpellier, puis, à partir de 1853, à celle de Paris. Il fit quelques travaux de recherche, à travers lesquels il s'opposa à Claude Bernard; mais, devant les démentis qui lui étaient infligés, il les abandonna et se consacra dès lors à la vulgarisation scientifique. En 1855, il prend la direction de la la rédaction scientifique dans La Presse. Il fonda, en particulier, en 1859, une publication annuelle: L'Année scientifique et industrielle (ou Exposé annuel des travaux), dans laquelle il recensait les productions scientifiques de l'année. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont plusieurs eurent beaucoup de succès: Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques modernes (1851), L'Alchimie et les Alchimistes (1854), Les applications nouvelles de la Science à l'Industrie et aux Arts (1856), Les Grandes Inventions anciennes et modernes (1861), Le Savant du foyer (1862), La Terre avant le déluge (1863), La Terre et les mers (1864), Les Merveilles de la science (1867-1891), Les Merveilles de l'industrie (s.d.).

   

Louis Figuier était de son vivant une figure aussi célèbre que Jules Verne, qui fut son lecteur, et auquel un article du journal Le Temps (28 janvier 1884) l'a comparé pour opposer le romancier et le vulgarisateur qui "s'en tient à l'exposé scientifique".

 

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Le mot télectroscope dans Bazmavep, Venise1878

(7) Boston Globe, 21 December 1901 ; Saint-Louis Post Dispatch 21 December 1901 . "Seeing By Electricity", Electrician and Mechanic, August 1906, pages 54-56

(8) CAMPBELL J.W., "Island of Space", Amazing Stories, Spring Edition, 1931.

(5) DE PAIVA, A., "A telefonia, a telegrafia e a telescopia" in O Instituto - revista científica e literária,  XXV ano, Segunda Serie, Julho de 1877 a Junho de 1878, nº 9, pp. 414-421, Coimbra, Imprensa da Universidade, Março de 1878.

(6) Senlecq utilise la première fois le terme dans "Le télectroscope", La Science pour tous, Paris, 7 décembre 1878. revue dont Rambosson est le rédacteur en chef .(Reproduit dans le Bulletin de la société française de photographie, 1879)

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